Les autrices et les auteurs1 des textes et des dessins que vous découvrirez entre les articles de ce numéro du Journal de l’Alpha sont apprenant·es aux Ateliers du Soleil2, à Bruxelles. Ce sont des femmes et des hommes, plus ou moins jeunes, peut-être parents, grands-parents, de langue maternelle turque, peule, arabe, espagnole, roumaine, kurde, pour n’en citer que quelques-unes. Si chaque histoire, chaque trajectoire est singulière, elles convergent ici et aujourd’hui en une série de situations symétriques : ces femmes et ces hommes aux revenus maigres ne parviennent plus à satisfaire de manière viable et saine certains besoins primaires comme le bien manger et l’avoir un toit pour se protéger du froid et de la chaleur, pour bien dormir et pour être en sécurité.

Regard sur les voix de quelques apprenant·es

Sur base d’une rencontre avec les Ateliers du Soleil, texte par Louise Culot, Lire et Écrire Communauté française

Toutes les personnes dont les difficultés de logement sont (d)énoncées dans ce numéro sont sociologiquement proches des autrices et auteurs de ces textes et de ces dessins. Leurs revenus sont modestes, leur niveau d’éducation formelle est bas, elles sont la plupart du temps racisées. Traduction de ces caractéristiques dans le contexte du marché de la location : ces personnes subissent une discrimination intersectionnelle3 sur base de leur situation professionnelle, financière, administrative, linguistique et de leur couleur de peau.

Au lieu d’essayer de corriger ce phénomène de discrimination, les politiques publiques (dans les domaines du social, de la santé, de l’éducation, de l’emploi, de l’accueil des personnes étrangères, e.a.) maintiennent ces populations dans des conditions d’existence dégradées et produisent ce que le philosophe Norman Ajari nomme « espace de l’indigne », soit un entre-deux invivable entre la vie et la mort4.

Quand le Journal de l’Alpha prend contact avec les Ateliers du Soleil pour annoncer qu’un prochain numéro sera consacré au logement, l’assistante sociale emboîte tout de suite le pas. Elle en entend des histoires, trop d’histoires, de logements trop petits, trop chers, trop sales, trop froids. Hélas, dans l’immédiat, des solutions, elle n’en a pas. Personne n’en a : il n’y en a pas. Avec les conséquences évidentes que cela peut avoir sur le parcours de formation des personnes, tant les chances de se maintenir en formation sont diminuées quand certains besoins physiologiques et psychologiques ne sont pas satisfaits.

La seule suite qu’elle peut donner aux appels à l’aide, ce sont des rencontres avec le secrétaire général du Syndicat des Locataires, José Garcia, pour que les situations d’injustice vécues par les apprenant·es soient au moins relayées et puissent servir au travail politique du Syndicat.

Parler de ce problème, le rendre public et politique, ça ne rétablit pas le droit au logement aux personnes et aux familles, mais ça contribue à la construction d’un récit, un récit sur la manière dont une ville, une région, un pays, des institutions administratives et judiciaires maltraitent une partie de ses habitant·es.

Ce travail de témoignages écrits et dessinés a été réalisé par le groupe « logement » nouvellement formé au sein des Ateliers du Soleil, avec l’appui de leur assistante sociale et d’une illustratrice et animatrice en éducation permanente. Ces productions ne sont pas le résultat d’un travail de longue haleine, mais sont une étape dans un processus amorcé à partir de l’appel à contributions formulé par le Journal de alpha. Entre autres activités, le groupe a participé à des évènements dans le cadre des « Housing Action Day » organisées en mars 20255 à Bruxelles ; est allé voir le documentaire « Mon logement, mon combat »6 ; s’est joint à une manifestation… Petit à petit, les participant·es prennent conscience que leurs situations sont symétriques et que le problème du logement est non pas individuel, mais structurel.

L’outil de régulation des loyers applicable en Région bruxelloise depuis mai 20257 perce un petit jour dans le tableau sombre des injustices que vivent de nombreuses familles sur le marché locatif de la capitale. Toutefois, comme en avertit l’assistante sociale, cet outil sera difficilement mobilisable par les personnes les plus vulnérables sur le marché locatif : leur rapport de force avec les propriétaires est trop inégal.

Si les logements abordables sont introuvables et que les pouvoirs en place produisent activement ces espaces dits « de l’indigne », la question devient : comment restaurer la dignité ?

Des bribes de réponses surgissent dans les pratiques d’éducation populaire. Comme ces plantes aquatiques qui ont le pouvoir de faire respirer une masse d’eau stagnante anoxique8, les processus d’éducation populaire, en engageant l’action individuelle et collective, le dialogue, la prise de conscience, la construction de récits alternatifs, non seulement manifestent la « puissance de la survie »9 des personnes, mais apportent l’oxygène indispensable à une société au bord de l’asphyxie.


  1. Les noms et prénoms de certain·es apparaissent parfois sous leurs productions. D’autres ont voulu rester anonymes.
  2. Le centre Ateliers du Soleil est né sous le nom d’Info-Türk comme un collectif d’information et de documentation en 1974, juste au moment de l’arrêt de l’immigration marquant le début d’une période d’exclusions. Depuis sa fondation, l’association fait partie de plusieurs initiatives interculturelles qui luttent contre le racisme et la xénophobie et qui défendent les droits des citoyens d’origine étrangère. Par la multiplicité de ses actions socio-culturelles (cours de langues, école de devoirs, ateliers créatifs) et la diversité des nationalités mises en présence au sein des ateliers, qu’il s’agisse des adhérents ou des animateurs, elle constitue une expérience d’avant-garde dans la société pluriethnique et pluriculturelle de Bruxelles.. Ainsi, les Bruxellois d’origine étrangère sont amenés progressivement à participer activement à la vie de leur ville et à acquérir la dignité à laquelle tout citoyen a droit. https://www.ateliersdusoleil.be/
  3. Selon Unia, la discrimination multiple intersectionnelle se produit lorsqu’un individu ou un groupe d’individus est discriminé sur la base de critères qui sont tellement imbriqués (couleur de peau, genre, niveau social…) qu’ils créent une forme unique et nouvelle de discrimination. Les critères protégés interagissent et deviennent inséparables par l’interaction de différents systèmes de pouvoir liés au contexte socio-économique. Voir : https://www.unia.be/fr/dossiers/intersectionnalit%C3%A9-et-discrimination
  4. Voir, dans ce numéro, l’article de Sebastian Demolder « Vivre dans des espaces indignes : Une rencontre avec les travailleur·euses d’Habitat-Cité (Île de France) » , pp.53-65..
  5. https://housing-action-day.be/fr
  6. À travers le témoignage de Racky, Abdelkader et Malka — tous 3 bruxellois — et d’expériences sur le terrain avec Communa et le Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat, le film documentaire « Mon logement, mon combat ! » (2024) aborde de plein front la question de l’accès au logement abordable dans la capitale. Une réalisation de Clara asbl en partenariat avec la Maison de Quartier Helmet de Schaerbeek.
  7. Cet outil, fruit d’une prise en compte partielle de vastes revendications du secteur du logement en Région bruxelloise, introduit les notions de loyer abusif, considérés comme trop élevés par rapport au loyer indicatif (20% au-dessus) et de loyer indicatif (aussi appelé grille indicative) et instaure une Commission Paritaire Locative où siègent des représentants des locataires et des propriétaires. Celle-ci sera chargée de donner son avis au cas par cas, un avis non contraignant mais dont la justice de paix devra en tenir compte.
  8. En écologie et hydrobiologie, l’anoxie est une diminution de l’oxygène dissous ou présent et biodisponible dans le milieu (définition de Wikipédia).
  9. Expression du philosophe Norman Ajari dans La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, Éditions La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2019, p. 304.