Durant les mois de décembre 2021, janvier et février 2022, le groupe alpha écrit débutant de Nivelles s’est plongé dans une réflexion importante autour du monde du travail pour alimenter le contenu de la formation. Le point de départ de l’exploration de cette thématique a été marqué par le témoignage d’injustices vécues par les apprenants. Beaucoup d’entre eux sont demandeurs d’emplois et souffrent de leur situation. Au fil des discussions, ce sujet a été repéré comme étant un point commun entre tous, qui alliait frustrations et incompréhensions. Nous avons donc décidé de nous y atteler pour créer un espace de parole, d’écoute et d’échanges des vécus tout en explorant des pistes pour exprimer les ressentis et en faire le socle d’une réflexion positive pour l’avenir.

Table ronde avec des apprenants : questions autour du monde du travail

Clémence Plumier, formatrice, Lire et Écrire Brabant wallon

Les étapes du travail de réflexion avec les apprenants

La première étape a d’abord été de comprendre les rouages de ce fameux monde du travail. Nous avons donc tenté d’explorer le vocabulaire lié à cette thématique, à partir de petits jeux et des connaissances déjà existantes (le vocabulaire autour des qualités et des défauts pour se présenter lors d’un entretien, la compréhension à l’oral et à l’écrit des nouveaux mots, la différence entre vouvoiement et tutoiement, l’usage de l’imparfait pour raconter une expérience passée, la composition d’un CV, le nom des différents métiers au féminin et au masculin, etc.).

Ensuite, nous nous sommes posés plusieurs questions :

  • Où chercher un emploi ?
  • Quel statut avoir ?
  • Quels sont les documents administratifs importants et lesquels le sont moins ? Comment trier son courrier ?
  • Comment passer un entretien d’embauche ?
  • Qu’est-ce qu’un CV et comment se construit-il ?
  • Quels sont les différents régimes de travail ?
  • Qui se cache derrière les logos visibles partout ?

Plusieurs de ces questions ont débouché sur des discussions plus poussées qui ont nourri la seconde étape. Nous avons notamment travaillé autour du logo comme outil pour décrypter dès le premier coup d’œil l’identité et l’importance du destinataire des courriers officiels reçus et pour savoir à qui s’adresser en cas de besoin. Cela a été appliqué dans d’autres domaines que celui du travail (administratif, institutions et privé) et a été émancipateur pour la gestion du courrier.

Nous avons aussi appris à remplir un formulaire avec les données personnelles et tenté de se préparer au mieux en vue d’un futur entretien d’embauche : d’abord théoriquement puis par une mise en situation sous forme de jeux de rôles.

Un banquier est aussi intervenu pendant une matinée pour expliquer aux apprenants comment gérer leur compte en banque, leur argent, le chômage, etc.

En filigrane, c’est un travail colossal sur la langue française qui a été abordé et approfondi : nous avons étudié les sons complexes, la nature des mots, les syllabes, l’imparfait en regard du présent et beaucoup de réponses ont été apportées sur le champ à toutes les questions et demandes d’explication langagière.

La troisième étape a découlé de toutes ces discussions et débouché sur une table ronde, rythmée par trois ensembles de questions : « Est-ce que travailler est important pour moi ? Pourquoi ? », « Est-il difficile pour moi de trouver un travail ? Pourquoi ? » et « Quel métier j’ai déjà fait ? Quel est le métier que je rêve de faire un jour ? ». Pour y répondre, nous avons cheminé en collectif sur base d’un brainstorming autour du mot « Travail », dont voici la photo finale :

Les témoignages des apprenants et leurs perceptions

Est-ce que travailler est important pour moi ? Pourquoi ?1

Aïssata : Oui, pour la dignité, pour le respect, pour être libre.

Diané : Oui, pour ma personnalité, pour gagner de l’argent, pour nourrir ma famille, pour avoir une maison.

Florence : Oui, pour ne pas être le fardeau de mes enfants, pour
ma santé.

Hadjo : Oui, pour gagner de l’argent, pour aider les enfants, pour vivre bien.

Naïma : Le travail c’est la liberté, et la confiance en moi, le travail c’est l’argent et le chemin de ma vie.

Antwan : Oui, le travail est important pour moi. Le travail c’est la vie, l’activité et la dignité.

Jumana : Oui, c’est important pour toute ma vie, pour parler avec mes amies et aussi parler avec ma fille en français, pour les démarches des papiers.

Rachida : Oui, travailler pour vivre, pour la famille, pour gagner de l’argent, pour découvrir le monde.

Est-il difficile pour moi de trouver un travail ? Pourquoi ?

Rachida : Oui, pour travailler, il faut écrire et lire bien et bien parler. Il faut avoir de l’expérience pour travailler avec les enfants.

Aïssata : Oui, c’est difficile parce que je ne sais pas bien lire et que je suis étrangère.

Hadjo : Oui, parce que je ne parle pas bien le français et je ne sais pas bien lire et écrire.

Jumana : Oui, à Nivelles, il n’y a pas beaucoup de travail. Je n’ai pas de diplôme et c’est difficile à cause du Corona.

Naïma : Oui, car je n’ai pas de voiture. Je suis maman seule et c’est difficile pour organiser les activités de mon enfant qui est petit.

Mina : Oui, à cause de la base du français.

Florence : Oui, car je ne sais pas bien écrire.

Antwan : Plus ou moins, je n’ai pas de mal à trouver du travail car je fais tout mais parfois j’ai du mal quand je parle français.

Quel métier j’ai déjà fait ? Quel est le métier que je rêve de faire un jour ?2

Aïssata : J’ai été coiffeuse depuis que j’ai 12 ans au Sénégal. Le métier que je rêverais de faire est cuisinière à l’école des enfants.

Rachida : Depuis 2003, j’ai travaillé comme assistante de réunion pendant 14 ans. Un jour, un nouveau patron est arrivé. Cela a changé la dynamique. Après plusieurs petits conflits, il m’a fait signer un C4 sans que je sache ce qu’était le document. Je l’ai signé car mon patron me le demandait mais je n’ai pas osé poser de questions. J’ai donc perdu mon travail. Je coutais trop cher pour mon employeur, il préférait mettre des amis à ma place pour les payer moins ou en noir. J’ai porté plainte, vu les syndicats mais rien n’a été possible. J’ai juste eu droit au chômage. Après cela, je suis tombée malade. J’ai fait une dépression pendant 3 ans. J’ai énormément donné pour ce travail que je faisais très bien. Le métier que je rêverais de faire est de travailler avec les enfants à l’école.

Jumana : Pendant 24 ans, j’ai été assistante dentiste. J’aidais pour les opérations. A cause de la guerre, je suis partie de mon pays et j’ai donc perdu mon travail. Je travaillais depuis que j’avais 15 ans. Le métier que je rêverais de faire est gardienne d’enfants. J’aimerais aussi ouvrir un café pour danser, avec de la musique pour célébrer.

 : J’ai travaillé en Mauritanie dans l’impression textile. Je m’occupais de faire les teintures pour les vêtements avec les couleurs et les produits chimiques. On portait le masque. J’ai fait ça pendant des années. Le métier que je rêverais de faire est gardienne d’enfants à la crèche.

Florence : J’ai travaillé comme agricultrice en Guinée (plantation de cacao, …). J’ai aussi travaillé comme cuisinière en Belgique dans un restaurant africain pendant deux ans. Je suis même devenue membre de l’ASBL pour laquelle le restaurant travaillait. Comme je n’avais pas les papiers et qu’il y a eu des contrôles, j’ai perdu mon travail. Le métier que je rêverais de faire est d’ouvrir un petit restaurant africain de manière indépendante (faire la gestion et la cuisine)

Naïma : En Belgique, j’ai travaillé comme couturière pendant un an et demi. Je faisais les retouches. J’ai aussi eu un diplôme d’aide-ménagère. Au Maroc, je travaillais comme cuisinière. Je n’ai pas pu continuer comme couturière car j’étais « article 60 » et je n’ai eu droit qu’à un an et demi de contrat à cause de mon âge. Après ça, j’ai dû arrêter alors que j’aimais beaucoup mon travail. Le métier que je rêverais de faire est de développer une société de vêtements comme couturière pour travailler des retouches personnalisées.

Mina : Je travaillais avant dans un salon de coiffure au Maroc comme indépendante. C’était tous les jours sauf le lundi. J’ai aussi eu de l’expérience en esthétique. Le métier que je rêverais de faire est naturopathe pour préparer des remèdes naturels à base d’épices.

Diané : Je n’ai jamais travaillé car je n’avais pas l’âge à l’époque, j’étais trop jeune. Le métier que je rêverais de faire est de travailler comme employé dans une grande société (par exemple, de voitures) pour gagner ma vie.

Antwan : J’ai travaillé comme jardinier et dans le nettoyage en Syrie pendant 25 ans. Je continue à faire ce genre de travail en Belgique aussi. Je rêverais d’être « article 60 » pour pouvoir travailler tout le temps dans le nettoyage.

La visite de l’exposition « 50-Humans »

En parallèle avec cette table ronde, nous nous sommes rendus à une exposition au sein de la Collégiale Sainte Gertrude de Nivelles, « 50-Humans ». L’exposition retraçait le parcours de personnes issues de la migration qui ont réussi à réaliser leur projet de vie en Belgique (suivre des études, travailler dans un métier qui a du sens pour eux, se marier et fonder une famille ici, etc.). Nous avons aussi évoqué les issues positives possibles face à la situation du travail et rappelé qu’il faut toujours garder l’espoir que la situation se débloque un jour. Nous avons donc clôturé sur une note positive. Les apprenants étaient vraiment heureux de la démarche du photographe qui souligne la réussite d’intégration de personnes étrangères. Ils ont apprécié que leur image ne soit pas toujours caricaturée ou présentée comme négative mais qu’on voit qu’eux aussi ont du potentiel à apporter à notre société.

Voir les possibles

En tant que formatrice, il me semble qu’avoir abordé cette thématique a été vraiment très enrichissant pour tous. Les apprenants ont pu, petit à petit, se situer par rapport au monde du travail et le rendre, aux yeux de certains, plus accessible. D’autres ont exprimé leur colère et leur impuissance face aux injustices vécues. Certains ont perdu leur travail à cause d’une mauvaise compréhension des papiers administratifs, d’autres parce que le cadre du travail changeait et ont donc été licenciés. Ils se sentent « ballotés » entre des décisions pour lesquelles ils n’ont pas voix au chapitre et cela avive la colère. Mais tous sont volontaires et déterminés à reprendre le pouvoir sur leur avenir et à pouvoir diriger leur propre gouvernail de manière autonome.

Grâce à cette table ronde, nous avons pu rêver ensemble à une amélioration de la situation de chacun, à une plus grande reconnaissance et à un futur davantage en adéquation avec leurs aspirations profondes en abordant concrètement les problèmes rencontrés pour y arriver et les solutions qui s’offrent à eux dans le court et moyen terme. Cette dernière étape a été très positive car nous avons appris à nous connaitre encore un peu plus et les apprenants se sont autorisés à exprimer des rêves et des projets qui les animent – et pour lesquels il n’y a généralement pas beaucoup de place dans leur quotidien. Nous avons ainsi fait le lien avec le Plan Individuel de Formation rédigé en début d’année dans lequel une liste des objectifs de formation chez Lire et Écrire avait été dressée (chaque apprenant y décrit son projet pour le mois et les années à venir). Nous avons donc souligné à nouveau le sens de leur présence en formation et de cette démarche dans leur vie, en rappelant que la lecture et l’écriture sont des outils pour s’émanciper et s’autonomiser.


  1. Les questions 1 et 2 ont été débattues à l’oral et la formatrice a aidé les apprenants à rédiger un résumé de leurs réponses. Toutes les phrases sont les originales des apprenants, rien n’a été reformulé. Seule l’orthographe a été corrigée avec eux au tableau.
  2. Les apprenants se sont réunis en sous-groupes et ont partagé leur vécu, à l’oral et à l’écrit. Dans chaque groupe, un apprenant a été désigné pour prendre note du récit des autres. Ensuite, nous avons partagé les différentes rédactions en passant par la lecture à voix haute. Les réponses ont été d’abord écrites par les apprenants, lues au reste du groupe, puis reformulées à l’oral et ensuite rédigées par la formatrice.