Analyser le monde à travers les yeux des personnes analphabètes nous conduit à être critiques. De leur situation sociale problématique découle la nécessité d’un changement profond. Mais transformer le contexte au sein duquel évoluent les hommes et les femmes en difficulté avec l’écrit constitue un objectif aussi difficile que nécessaire à atteindre. Cet article propose donc quelques pistes afin d’accroitre les capacités d’action du monde de l’alphabétisation pour relever ce défi. Il n’a pas la prétention de refléter la position de Lire et Écrire Bruxelles mais vise à stimuler le débat au sein d’un secteur aux prises avec une détresse humaine toujours plus manifeste.

Analyser, critiquer, agir, changer… Ou comment lutter contre l’analphabétisme ?

Daniel Flinker, Lire et Écrire Bruxelles

Pourquoi tout doit changer ?

« L’alphabétisation ne peut se développer (…) sans action collective de transformation sociale, visant à prévenir et combattre les inégalités dans le but de construire une société plus juste et équitable, plus solidaire et démocratique. »1 Une telle conviction découle de l’analyse de la conjoncture. Les études de Lire et Écrire en témoignent2 : trop nombreuses sont les personnes analphabètes qui font face à des urgences sociales. C’est leur situation concrète qui commande de parvenir à un réel changement.

En fait, la société salariale est à ce point déstabilisée que la question sociale ne concerne plus seulement ses marges. C’est en plein cœur que le système est touché3. C’est tout le système qu’il faut changer. Un bouleversement social est nécessaire pour tous les travailleurs, avec ou sans emploi, scripteurs ou pas. La pandémie du Covid-19 constitue l’un des derniers révélateurs de cette exigence, une nouvelle occasion pour la société civile de rappeler que « nous (…) ne voulons pas d’un ‘retour à la normalité’, car cette normalité faite d’inégalités violentes, de mondialisation insensée, de marchandisation de la vie et de résignation à la catastrophe écologique est aussi la source du drame que nous vivons ». Il ne faut « pas repartir dans cette course capitaliste folle qui nous mène droit dans le mur. (…) C’est sur de nouvelles bases qu’il faudra reconstruire. »4

Comment changer les choses ?

L’un des problèmes du secteur de l’alphabétisation réside dans le fait que les analyses qu’il développe et les arguments qu’il formule ne sont pas entendus. Face aux problèmes sociaux que rencontre son public, ce n’est pas la pertinence des solutions qu’il propose qui fait défaut mais bien la pression à exercer pour « convaincre » les pouvoirs publics et ceux qui profitent de l’ordre inégalitaire d’en tenir compte. La suite de cet article rassemble donc diverses considérations visant à stimuler des actions collectives aptes à créer un rapport de forces plus favorable à celles et ceux que le système violente continuellement.

Nous sommes des apprenants mais aussi des citoyens

Le secteur associatif est composé d’une myriade d’unités spécialisées dans la défense de populations particulières. Dans ce contexte, une mission de lobbying échoit avant tout, voire exclusivement, aux institutions dont l’objet social est l’alphabétisation : placer sous le feu des projecteurs les personnes qui ont du mal avec l’écrit. C’est là leur raison d’être, ce qui fait leur originalité, leur utilité. Mais il s’agit également d’une limite puisque leur essence même participe de la segmentation des publics. Cet état de fait contribue, en effet, à l’isolement des personnes ainsi définies à partir d’une identité unique. « On isole l’analphabétisme ; qui plus est, on a tendance à isoler chaque analphabète comme s’il s’agissait d’un cas unique. Une telle approche empêche de comprendre que, si chaque ‘analphabète’ est en soi ‘un cas’, s’il a sa propre histoire particulière, cette situation particulière ne peut être véritablement comprise qu’en dépassant chaque cas individuel, qu’en comprenant les facteurs économiques, politiques et sociaux qui ont produit/produisent les analphabètes »5. De par sa nature, l’organisation qui défend un groupe-cible limite donc la possibilité d’une lutte conjointe, rassemblant plusieurs publics spécifiques. Plutôt que de lutter toutes ensemble contre ce qui crée la misère, ces associations se battront, chacune, pour que « leurs » bénéficiaires obtiennent les mêmes chances, droits et opportunités que les autres laissés-pour-compte.

Ainsi, sous certains aspects, cette configuration éclatée nuit à l’efficacité de la lutte sociale. Si le secteur de l’alphabétisation doit continuer à se battre pour la reconnaissance de ses spécificités, il doit également appréhender son public dans toute sa complexité, dans sa globalité. Il doit tenir compte du fait que ces individus sont caractérisés par d’autres critères d’identification et d’appartenance que la non-maitrise de la langue. Ce sont aussi des travailleurs ou des sans-emplois, des parents, des femmes et des hommes passionnés par telle ou telle chose, qui habitent tel endroit, ont tel état de santé, telle nationalité… La tâche politique est donc double : il s’agit de mettre en avant les traits distinctifs des personnes qui rencontrent des difficultés avec la lecture et l’écriture tout en liant ces caractéristiques à d’autres déterminants sociaux.

Se mettre en mouvement avec d’autres qui ont les mêmes intérêts que nous

Pour se protéger, pour être en mesure de défendre leurs intérêts, pour être mieux pris en compte par la société, pour s’attaquer aux racines de leurs difficultés et/ou pour parvenir à leur libération, les personnes analphabètes et ceux qui les soutiennent doivent principalement veiller à établir un rapport de forces qui leur soit profitable, rendant incontournables les revendications qu’ils portent et les propositions qu’ils défendent. Afin de modifier (jusqu’à faire éclater) les cadres existants, il s’avère nécessaire qu’ils intègrent des luttes en faveur de pans plus vastes de la population, qu’ils fassent mouvement aux côtés d’autres groupes de dominés, qu’ils inscrivent le combat contre l’analphabétisme dans une lutte plus large, plus générale contre les sources de la pauvreté (et donc aux côtés des autres pauvres).

Il existe « un lien entre analphabétisme et classes sociales exploitées »6, insiste Lire et Écrire. En effet, « l’analphabétisme fait partie d’un ensemble plus vaste : le phénomène se comprend lorsqu’on examine les conditions de travail et de vie des ‘analphabètes’. L’analphabétisme (et la faible scolarité) apparaissent alors comme l’une des facettes de l’exploitation de la classe ouvrière, les causes véritables apparaissent alors plutôt d’ordre structurel (la division de la société) qu’individuel (les déficiences personnelles). »7 Pour les non-scripteurs, l’enjeu de l’époque se résume donc à contribuer et à participer à des mobilisations sociales impliquant l’ensemble du monde du travail, car c’est ainsi qu’ils réussiront à remporter des succès et car c’est au prix de succès remportés dans ce cadre que disparaitront un jour les causes de l’analphabétisme.

Comment mobiliser les opérateurs d’alphabétisation ?

Élaborer un plan concret autour de thématiques précises

Par où commencer ? Comment s’y mettre concrètement ? Il est nécessaire de faire preuve d’une grande capacité d’adaptation pour intégrer les luttes qui se font jour. Pour les opérateurs d’alphabétisation, il ne suffit donc pas d’affirmer une fois pour toutes qu’il faut changer les choses, d’avoir à disposition les moyens de leurs ambitions et de mettre sur pied une stratégie générale pour y parvenir. Encore faut-il mettre cela en pratique, coller au plus près de la réalité du terrain, être à l’écoute des moindres soubresauts de la société pour partir de l’état de la lutte, saisir l’évolution des préoccupations et des motivations du public qu’ils rencontrent (pour formuler et porter avec lui ses revendications en matière d’emploi, de logement, de santé…). Pour ce faire, il est indispensable qu’un groupe de travail spécifiquement dédié au changement social réunisse régulièrement les différentes fonctions existant au sein de chaque institution (voire des participants aux ateliers d’alphabétisation) et que les comités qui se consacrent ainsi à cette tâche singulière se rencontrent au niveau du secteur.

Créer des dynamiques d’actions

Il ne s’agit évidemment pas de se concentrer sur une action de relai social prompte à orienter les apprenants vers des structures spécialisées aptes à traiter leurs problèmes particuliers. Car il n’est pas ici question d’aide sociale mais bien de lutte sociale. Dans ce cadre, il ne faut ni se limiter à porter les projets collectifs de groupes de formation (trop petits et trop ponctuels pour espérer avoir un effet déterminant) ni même se contenter de soutenir des apprenants à se mettre en mouvement (sans les rejoindre dans cette démarche). L’idée n’est pas non plus de seulement informer les pouvoirs publics, sensibiliser l’opinion, réaliser un travail de plaidoyer politique. Et il ne suffit pas de créer des liens entre institutions, de multiplier les affiliations à des plateformes regroupant diverses associations en vue de rédiger et de diffuser des prises de positions.

On ne le répètera jamais assez : toutes ces activités sont menées au quotidien avec talent et abnégation, et elles s’avèrent indispensables. Cependant, pour que le monde de l’alphabétisation contribue aux mutations sociales, il est non seulement concevable d’améliorer ces activités, de les agréger plus efficacement mais il est surtout impératif d’opérer un saut qualitatif. Il faut chercher à articuler les dynamiques favorables au changement qui existent à la base avec celles du sommet des institutions, pour que la mobilisation des différents protagonistes de l’alpha soit totale à cet égard. Dans un même temps, il est nécessaire de réfléchir à la manière de lier le travail de réseautage sociopolitique d’un secteur ainsi mis en ébullition à des mobilisations populaires. Plus précisément, il faut que les acteurs de l’alphabétisation s’allient avec d’autres parties du monde associatif ainsi qu’à d’autres composantes de la société civile afin (de s’interroger sur la manière) de mobiliser des collectifs de plus en plus larges et d’insérer le travail actuel en faveur des non-scripteurs dans une conflictualité plus globale, dans la lutte de classes.

En route ?

Agir collectivement pour le changement social : comment mobiliser les opérateurs d’alphabétisation à cet effet et quelle contribution spécifique peuvent-ils y apporter ?

Ils doivent être unis autour de l’importance de concourir au changement social. Et afin de créer une conjoncture qui rende celui-ci possible, afin d’être suffisamment puissant pour influer sur le contexte, il est nécessaire que, sur base d’une analyse de la situation concrète, tous leurs membres (directions, salariés, bénévoles, apprenants) s’engagent avec inventivité et exigences précises dans des actions collectives aux côtés d’autres hommes et femmes courageux, qui ont autant intérêt qu’eux à faire bouger les lignes.


  1. Charte de Lire et Écrire, https://lire-et-ecrire.be/Charte
  2. Citons seulement à cet égard les deux dernières études de Lire et Écrire Bruxelles consacrées aux problèmes de logement (https://lire-et-ecrire.be/Il-pleut-dans-ma-cuisine-15317) et aux non-recours aux droits suite à la dématérialisation des services d’intérêt général (https://lire-et-ecrire.be/Les-personnes-analphabetes-a-l-epreuve-de-la-dematerialisation-des-services-d).
  3. Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard, 1995.
  4. Collectif de signataires, Gérer l’urgence… puis réinventer l’avenir, in Le Soir, 01-04-2020, www.acrf.be/wp-content/uploads/2020/04/G%C3%A9rer-l-urgence… -puis-r%C3%A9inventer-lavenir.Finaldocx-2.pdf
  5. Serge WAGNER et Micheline LAPERRIÈRE, L’alphabétisation à Pointe-Saint-Charles, in Revue internationale d’action communautaire, n°3, 1980, p. 131, www.erudit.org/fr/revues/riac/1980-n3-riac02341/1034996ar
  6. Charte de Lire et Écrire, op. cit.
  7. Serge WAGNER et Micheline LAPERRIÈRE, op. cit., p. 129.