En éducation permanente ou éducation populaire, une grande part de notre travail est lié à l’enjeu d’accès à la parole et à l’analyse critique de la société par les personnes dominées ou subissant des injustices. Ceci pour leur permettre, dans l’idéal, d’agir pour contrer les causes de ces injustices. Comment dès lors construire, avec elles et à partir de leurs vécus, des savoirs d’expériences et une analyse critique des situations inégalitaires qu’elles vivent afin d’en faire des savoirs sociaux stratégiques pour l’action ?

Du vécu à l’analyse des causes des situations inégalitaires : une politisation incarnée et par le bas

Hugo Fourcade, doctorant au Laboratoire Cultures-Éducation-Sociétés (LACES) de l’Université Bordeaux Segalen et militant d’éducation populaire à l’association L’établi

Une société démocratique est une société qui se reconnait divisée, c’est-à-dire qui reconnait qu’elle est traversée par des intérêts divergents, des dysfonctionnements et des contradictions. Plus une société nie cela, plus elle cherche en réalité à faire taire l’expression de ces contradictions, sans pour autant jamais les faire disparaitre en elles-mêmes, renvoyant uniquement celles et ceux qui les subissent au silence et à l’impuissance. Au contraire, plus elle associe l’ensemble des personnes de manière égale dans l’expression de ces contradictions, leur analyse, mais aussi leur mise en délibération et en décision, plus elle est finalement démocratique.

Le caractère démocratique a donc beaucoup à voir avec la mise en débat permanente et l’expression de la critique, notamment en donnant la parole aux plus invisibles et aux plus dominés. Soit ceux qui, de ce point de vue-là, auraient le plus de choses à dire et seraient le plus dans un rapport de nécessité au changement, alors qu’ils ont le moins accès à la parole et à l’action sociale et politique instituée. Le caractère démocratique n’est ainsi jamais un état qu’une société peut prétendre avoir atteint. C’est bien plus un degré toujours mouvant, dépendant d’un processus vivant, d’une lutte, d’une possibilité concrète pour chacun d’exister et d’intervenir dans la vie collective qui fait qu’on est toujours plus ou moins en démocratie.

En éducation permanente ou éducation populaire, quand nous travaillons avec des personnes adultes, contrairement aux enfants, celles-ci ont déjà un certain parcours de vie, un vécu, une trajectoire, qui fait ce qu’elles sont et font aujourd’hui. Marquées de manière différente par des évènements de vie, des bifurcations, des injustices, par leurs conditions matérielles d’existence ou par des influences diverses, elles ont élaboré à partir de cette trajectoire des visions du monde, de leurs pairs et d’elles-mêmes autant que des manières de faire et d’être qui leur sont propres.

Se placer dans une démarche d’éducation permanente avec des adultes est ainsi toujours chercher avec eux une transformation ou un enrichissement de ces manières de voir et de faire qu’on a à la fois héritées et construites de par notre parcours.

Transformer le vécu en savoirs d’expérience

Ce qui est pratique avec le vécu, c’est que tout le monde en a un. Certes, ce n’est jamais le même, chacun a le sien, plus ou moins difficile, foisonnant ou particulier. Mais même si une mise en commun peut vite être révélatrice des profondes inégalités de parcours qui traversent un groupe, on peut partir de là comme base commune d’un travail collectif. Le vécu des personnes du groupe peut alors être mobilisé par l’animateur, différemment en fonction de ce que l’on cherche à accomplir, ponctuellement ou de manière plus poussée, tant que cela se fait dans un cadre sécurisé où les personnes sont en confiance et décident de ce qu’elles souhaitent ou non partager.

Un exemple de méthode qui mobilise du vécu en collectif est celle qu’on appelle « petite histoire, grande histoire ». C’est un travail de fresque collective à réaliser sur le temps d’une journée minimum où on se raconte tour à tour des évènements signifiants pour nous, qu’ils appartiennent à la petite histoire, notre histoire particulière et personnelle, ou à la grande histoire, une histoire plus collective. Chaque récit est gardé en trace sur la fresque. Comme toute dynamique de groupe, voir les autres passer le pas du récit encourage à le passer soi aussi, même si éthiquement l’animateur doit toujours veiller à ce que le récit ne soit pas une pression, afin que chaque participant soit libre de déterminer le degré d’intime qu’il souhaite livrer au groupe. Une fois la fresque terminée, on en réalise une analyse collective, on discute des différences et des similarités des parcours présentés.1

Le vécu peut alors devenir le point de départ de différents questionnements individuels et collectifs. Que décide-t-on de raconter et pourquoi ? Comment le présenter et en faire le récit aux autres ? Est-ce quelque chose de facile à raconter ou au contraire de difficile, ou cela nous semble-t-il inintéressant ? Pourquoi cela s’est passé ainsi et comment a-t-on réagi et pourquoi ? Qu’a-t-on traversé et qu’est-ce que nous en avons retiré ? Qu’est-ce que cela dit de nous, des autres, du monde et de la place que nous avons dans celui-ci ?

S’intéresser aux vécus personnels, considérer ces vécus comme sources potentielles d’apprentissages a le premier avantage de valoriser et de légitimer les personnes. Être dominé dans l’ordre social va très souvent de pair avec un sentiment d’illégitimité et de dévalorisation que le recours au vécu cherche à contrer. Reconnaitre les personnes comme détentrices potentielles de savoirs à partir de leur vécu les pousse à se reconnaitre elles-mêmes en tant que telles. Cela permet aussi de sortir d’un rapport d’apprentissage descendant où les seuls savoirs légitimes à être transmis et valorisés seraient les savoirs scolaires. Partir des personnes, du récit qu’elles font elles-mêmes de leur vécu, c’est contribuer à égaliser le rapport accompagnant/accompagné dans une démarche d’éducation mutuelle, l’accompagnant apprenant aussi nécessairement du vécu de l’accompagné et étant amené à raconter lui aussi son vécu dans une dynamique de réciprocité.

Cependant, si tout le monde a un vécu, il n’y a aucun apprentissage automatique à partir de celui-ci. Il ne suffit pas de vivre quelque chose pour le conscientiser. Si une injustice se vit, la conscientisation de l’existence de cette injustice en tant que chose, son expression privée puis publique, l’analyse critique de ses causes et de son fonctionnement ne constitue jamais un processus mécanique. Le vécu n’est ainsi jamais automatiquement transformé en savoirs d’expérience, c’est-à-dire en quelque chose qui fait sens et à partir duquel on peut apprendre, s’adapter, changer et tenter de changer le monde autour de nous.

Il y a pour ça d’abord un premier enjeu qui est celui de nommer, déjà pour soi. Chaque jour, nous évoluons dans un environnement où nous sommes confrontés à des situations, routinières ou exceptionnelles, sans forcément que celles-ci nous interpellent et nous questionnent, nous obligeant à revenir alors dessus en pensée et à les inscrire dans notre mémoire. Ce tri entre ce qui est digne d’intérêt et ce qui ne l’est pas, dans notre présent comme dans notre vécu, ce que nous pouvons y voir ou ne pas y voir, est très influencé par notre expérience passée qui s’est en quelque sorte fixée en nous en manières de voir, de faire ou de juger. Ces manières, qu’en sociologie on appelle des dispositions sociales, sont alors autant ce qui peut nous permettre de voir la réalité de manière plus fidèle (ou critique ?) ou, au contraire, ce qui peut nous en empêcher. Notre regard est ainsi forcément construit par nos expériences passées. Mais au-delà de ce tri, certains évènements peuvent nous toucher sans que nous ayons pour autant les mots pour les qualifier et les penser. Ces évènements nous affectent, ils peuvent nous rendre joyeux, tristes… et ces sentiments peuvent perdurer, venant flouter ces expériences sans que nous arrivions vraiment à les nommer et à les penser. Nous sommes comme désarmés face à eux. Ainsi, que ce soit dans les cas où nous ne voyons pas ou dans les cas où nous n’arrivons pas à qualifier, vivre n’est pas nommer.

Dès qu’on nomme, on commence à donner du sens au vécu, on le qualifie en se décentrant face à lui et en lui donnant des attributs, on cherche à l’expliquer, à comprendre, on le replace dans une trajectoire plus globale, bref on le transforme en savoirs d’expérience. Le faire en collectif peut être une aide au processus. En collectif, on raconte, c’est-à-dire qu’on met en récit, on donne un rythme, une efficacité, une chute… Raconter, c’est parcourir son vécu en se posant la question de comment cela sera interprété, en accueillant la possibilité du regard de l’autre, ce qui décentre forcément encore plus de son seul point de vue.

Partager des vécus en collectif, c’est aussi donner la possibilité que les vécus des uns et des autres se fassent écho. Les autres récits renvoient en miroir à son propre vécu et tous ces vécus s’interrogent mutuellement. Se reconnait-on dans le vécu des autres ? Nous identifions-nous aux enjeux qui les ont traversés ? S’ils sont similaires, cela crée de la solidarité et cela vient dénaturaliser des expériences de vie que les personnes pensaient parfois être seules à avoir vécues, qu’elles considéraient comme des accidents de parcours ou comme relevant de leur unique responsabilité quand ce ne l’était pas. Si les vécus sont au contraire sensiblement différents, ces différences peuvent également interroger et contribuer là aussi à dénaturaliser. Ainsi, que les vécus soient partagés ou non, le récit collectif invite à questionner leurs causes au-delà d’eux-mêmes et à rétablir les influences structurelles fortes qui pèsent sur nos trajectoires dans l’interprétation qu’on en fait.

Du récit d’expériences à l’analyse critique de la structure sociale

Qu’est-ce que mon vécu dit au-delà de moi ? Qu’est-ce qu’il illustre ? Et celui des autres ? Ces questionnements nous confrontent directement à une montée en généralité qui pousse à la théorisation. Théoriser, c’est tenter de produire une image cohérente d’un processus plus large, ici un processus dans lequel on est impliqué. Si je ne suis pas seul à avoir vécu cela, combien sommes-nous alors et qui sommes-nous ? D’où cet état de fait vient-il et pourquoi la société est-elle organisée de cette manière ? Est-ce juste et, si c’est injuste, pourquoi cela ne change-t-il pas et que faudrait-il faire pour que cela change ?

Ces questionnements sont immédiatement politiques. Ils interrogent les places, les légitimités à dire et à faire, les identités collectives, les histoires sociales et politiques, les interprétations et justifications héritées. Ils questionnent la personne, voire le groupe, sur son degré d’agentivité, c’est-à-dire la capacité qu’elle a eue jusqu’ici ou qu’elle pourrait avoir aujourd’hui à agir sur les autres, sur le monde et sur ce qui fait problème pour elle. Le sociologue français Pierre Bourdieu disait que politiser quelque chose, c’est « tisser le lien entre le particulier et l’universel ». C’est exactement ce que nous cherchons à faire ici mais à partir des personnes, de manière incarnée et par le bas, à contrario d’une vision de la politisation vue comme simple transmission descendante d’un logiciel de pensée et d’interprétation déjà construit et figé.

Bien évidemment, un vécu ne prouve rien à lui seul sinon qu’il a existé et qu’il s’est déroulé de cette manière (et encore !). Il nous questionne sur les intuitions et les hypothèses plus générales qu’on a commencé à formuler à partir de lui : sont-elles justes et fondées ? Comment les vérifier ? C’est là une invitation à se confronter aux sciences sociales et aux logiciels politiques construits, pas dans une posture de sage apprentissage, mais plutôt dans celle de participation à une enquête déjà en cours, questionnante, voire sceptique. Cela doit bien sûr se faire de manière adaptée en fonction des personnes présentes dans le groupe et avec des formes pédagogiques adéquates. Si elle est réussie, cette étape peut encore venir renforcer la légitimation des personnes, leur capacité à construire une analyse critique, cohérente et globale des questions traitées à partir de leurs vécus et à parler pour elles-mêmes.

Si les savoirs légitimes viennent corroborer les hypothèses qu’on avait faites, non seulement on a réussi à se confronter à eux alors qu’on n’en avait possiblement pas l’habitude ou qu’on imaginait que c’était inaccessible ou inutile. Mais en plus, ils nous confirment directement dans notre légitimité à faire le lien entre nos vécus et une réalité beaucoup plus large. Si, au contraire, les savoirs légitimes viennent infirmer ou questionner les hypothèses qu’on avait émises à partir de nos vécus, ils nous invitent à approfondir l’enquête. Qui a raison ? Nous sommes-nous trompés et pourquoi ? Les vécus sont-ils trop particuliers pour correspondre à une réalité plus large ? Y a-t-il une réalité que nous ignorons car absente de notre expérience ? Ou avons-nous été trompés par des modèles d’interprétations, voire de justifications dont nous avons hérité ? Qu’est-ce que nous ne voyons pas ou de travers ? Ou, au contraire, est-ce les savoirs légitimes qui sont incomplets ? Dans tous les cas, cela place le groupe dans un espace de débat où il peut se sentir légitime à exprimer des désaccords et à discuter des savoirs légitimes.

Passer à l’action ?

Quid alors de l’action transformatrice ? Si le groupe est cohésif et qu’il partage des problématiques et une analyse commune, ce travail peut être le point de départ d’une action collective. Sinon, les personnes peuvent créer ou se rapprocher d’organisations collectives existantes à partir de ce qu’elles auront conscientisé dans le groupe. Il ne faut, dans tous les cas, pas voir l’action comme l’aboutissement de ce processus de conscientisation. Si le travail mené a eu un effet de révélation ou de dévoilement très important, et qu’il y a une nécessité forte de changement ainsi que les ressources suffisantes pour engager une action à visée transformatrice, ce travail aura été à l’origine d’un engagement nouveau. Mais bien souvent la frontière entre conscientisation et action est bien plus poreuse, mélangée et faite d’allers-retours constants. Les actions et nouvelles expérimentations deviennent à leur tour du vécu susceptible d’être interrogé.

L’action transformatrice n’est en plus pas forcément specta-culaire et la transformation sociale pas immédiate quand elle a trait à des rapports sociaux très structurels et collectivement ancrés. Elle dépend alors d’un jeu très fragile et incertain fait de conflictualités, de dynamiques collectives, de ressources disponibles, de rencontres, de stratégies… L’enjeu est alors plus de penser avec les personnes ce que le sociologue québécois Yann Le Bossé nomme « le pas proximal », c’est-à-dire l’action – aussi petite soit-elle – adaptée à la personne ou au groupe en fonction de ce qu’ils peuvent ici et maintenant, et qui va dans le sens d’une expérimentation qui permet une montée en puissance dans leur capacité à transformer leur contexte de vie.


  1. Il existe d’autres outils d’animation qui sollicitent le récit d’expériences de manière plus ponctuelle comme le groupe d’interviews mutuelles par exemple.