Injustice, pause, action. C’est d’une injustice, d’un sentiment piqué à vif que démarre le travail de création : support à l’expression en vue d’un agir commun. Mais pour cela, il est nécessaire de prendre du recul, de se poser un temps sur ce qui a été vécu. Conscientiser ce qui nous arrive pour, une fois cette conscience presque digérée, s’en emparer et avancer. Avancer ensemble vers un mieux. Un mieux pour soi, un mieux pour tous. Si l’alphabétisation implique une compréhension critique du monde, comment celle-ci s’articule-t-elle avec une perspective d’action et de changement social ?

La vague contre la falaise

Justine Duchesne, Lire et Écrire Wallonie
Sur base d’une rencontre avec Bénédicte Mengeot, Jérôme Debroux et Michel Maslinger, Lire et Écrire Centre-Mons-Borinage

Dans cet article, Michel et Jérôme, tous deux apprenants à Lire et Écrire Centre-Mons-Borinage, parlent avec animation de la place qu’ils occupent dans l’association, mais aussi de leur rôle au sein du groupe mixte apprenants-travailleurs. Groupe au sein duquel ils se sont investis et sont porteurs d’un message à contre-courant des préjugés et des idées toutes faites souvent véhiculées au sein de la société. Bénédicte, formatrice et agente de sensibilisation, est une alliée privilégiée dans cette aventure.

Des mots fusent lors de notre rencontre : prise de conscience, volonté de changement, avancées personnelles, appui collectif, nouveau regard posé sur le monde… Ces expressions traduisent différentes étapes dans la mise en place de projets et sont la preuve que l’apprentissage n’est pas qu’une affaire de lecture, d’écriture et de calcul, déconnectée de la vie de ceux qui apprennent. C’est plutôt un aller-retour entre le pragmatisme d’une vie parfois rude et l’utopie d’un monde meilleur. Il s’articule autour d’actions collectives, rebondissant au rythme des sollicitations de tous les jours et cherchant à chatouiller l’esprit critique des premiers concernés.

Injustices

Partir des injustices, c’est observer son quotidien, exprimer ses ressentis et décrypter la réalité vécue. C’est poser un regard sur une vie qui nous échappe parfois. C’est aussi croiser ce vécu avec celui des autres, placer des mots sur celui-ci, pour se rendre compte que l’expérience est souvent commune.

Ainsi, c’est à partir de situations parfois anodines, parfois drôlement complexes, que peuvent démarrer des projets. Pour Bénédicte, le point de départ peut revêtir plusieurs formes. Prenant comme exemple le groupe mixte1, réunissant apprenants et travailleurs autour de la campagne du 8 septembre2 – et dans un objectif de sensibilisation tout au long de l’année –, elle nous explique : « On part d’actualités, de réalités du moment, de difficultés vécues, ou de thématiques du Mouvement [Lire et Écrire], qui sont aussi définies sur base de ce qu’il se passe dans l’actualité tout au long de l’année. C’est un tout. Et puis on analyse, on réfléchit à ce qui nous porte, ou nous insupporte, et à comment agir ensemble. S’il y a des opportunités de terrain, comme lorsque la Ville de La Louvière nous avait contactés par rapport à un projet de gravure, je propose au groupe d’y participer. Si ça leur parle et que c’est cohérent par rapport aux objectifs globaux du groupe de sensibilisation, on rentre dans le projet. Puis on travaille le contexte qui l’accompagne. »

Bénédicte précise, en se tournant vers Jérôme et Michel : « Ce que je dis ici, ce sont des choses que vous avez vécues. Ce n’est pas de la poésie ou un monde imaginaire. »

C’est là que tout démarre. Michel et Jérôme embrayent pour expliquer un moment de création de phrases chocs servant à alimenter un recueil en vue de dénoncer des injustices3. Production qui leur sert de base pour sensibiliser, et prendre le large à la rencontre d’un public souvent peu informé des réalités de l’analphabétisme.

Cette réalisation ne s’est néanmoins pas faite en un jour. Tout a été décidé avec les apprenants (que ce soient les illustrations, les textes, la mise en page…), dans une dynamique de construction collective, respectueuse des idées et des rythmes de chacun. Des intervenants extérieurs ont également été sollicités pour les accompagner dans les différentes étapes de création.

Dans cette optique, le groupe a notamment fait appel à un artiste belge en vue de réaliser des affiches marquées de leurs mots. Ils ont ainsi eu l’occasion de jouer avec la langue française pour faire apparaitre des phrases « coups de poing » et dénoncer des situations d’injustices vécues.

La phrase que Jérôme a voulu mettre en évidence est inspirée d’une altercation dans un bus : « Les textes sur les affiches, c’était des textes qui viennent de situations, comme la situation vécue avec Michel dans le bus. Je ne sais plus ce que j’avais dit, ‘bus de non-mobilité’, quelque chose comme ça. On a mis ça en grosses lettres [sur l’affiche]. Parce qu’il n’y a pas longtemps, en allant à Mons, la carte de Michel ne passait pas. Le chauffeur est resté sans rien dire et il y a une femme trop pressée qui a cru que Michel était tout seul et elle a dit : ‘Ça n’sait ni lire ou quoi ? Ou ça n’sait pas faire !’ Le chauffeur ne bougeait toujours pas. J’ai dit à Michel : ‘Tu sais quoi ? Viens, on va s’asseoir.’ Ils n’ont qu’à appeler l’équipe du TEC et quand les contrôleurs vont monter, je vais leur expliquer l’histoire. » Situation révoltante par sa banalité et sa non-prise en compte. Jérôme est parti de là pour créer l’affiche.

De la sorte, se mettre en projet et travailler à partir du vécu et du quotidien des apprenants, c’est se saisir de ces sentiments piqués à vif pour dénoncer. C’est également une façon de s’en emparer pour réfléchir ensemble à ces injustices et pointer les causes des difficultés traversées. Une prise de recul est alors nécessaire pour pouvoir agir par la suite. Michel, Jérôme et Bénédicte nous expliquent qu’ils ont passé du temps à discuter de ce type de situations dans le groupe pour en décortiquer le fondement, mais aussi pour récolter « le trop-plein qui déborde ». Ils se sont ainsi posés afin de mieux voir au travers du « brouillard » qui empêche parfois d’avancer : d’où vient cette colère ? Où prend-t-elle racine ?

Pause

Des temps de pause pour se poser, se questionner et questionner. Interroger les situations vécues et réfléchir ensemble afin de tendre vers un socle commun. Éviter d’avancer trop rapidement sans avoir les pieds bien ancrés.

Or, l’ancrage se fait sur différentes dimensions, pour bien se stabiliser. Ces divers points d’amarrage peuvent ainsi apparaitre comme diverses compétences travaillées aussi bien lors du déploiement de projets qu’en formation stricto sensu. Car loin de se borner à la transmission mécanique de codes langagiers, l’alphabétisation populaire s’appuie sur une lecture politique de la réalité vécue par les apprenants pour leur permettre de développer leur connaissance de la grammaire du monde. Celle dans laquelle s’écrit leur oppression, celle qui régit leur vie et leur quotidien.

Dans cette aventure, Michel et Jérôme témoignent d’un apprentissage qui va bel et bien au-delà de l’acquisition des langages fondamentaux. En effet, la mise en projets et l’investissement des apprenants dans cette dynamique offrent de multiples occasions de détenir de nouvelles clés pour appréhender le monde qui les entoure (que ce soit par la prise de parole, la volonté de se positionner en tant que militant et d’émettre le souhait d’un changement de société, ou encore le fait de se sentir davantage acteur de sa vie…).

En amont des journées internationales annuelles de l’alphabétisation auxquelles les apprenants ont pu participer, plusieurs ateliers se sont organisés, faisant chaque fois appel à des savoir-faire différents. Ils ont ainsi créé des affiches, appréhendé l’art de la photographie, réalisé une bande-son… Ils ont également monté un char pour défiler dans les rues.

Au travers de ce panel d’activités, les apprenants ont bel et bien appris. Ils ont créé des phrases, joué avec les mots, calculé des surfaces : « Les maths sont travaillées au travers du projet. Quand on a fait le char, on a dû mesurer l’espace du char. On a dû dessiner sur le sol. On s’est demandé : qu’est-ce qu’on va installer là ? Est-ce que ça tient la route ? Est-ce qu’on sait monter dedans ? C’est aussi des maths. Quand on dessine les lettres, on mesure ! », explique Bénédicte.

Ils se sont aussi autorisés à faire des choses inédites, surpassant pour certains leurs limites personnelles : « On travaille maintenant [pour préparer] le 8 septembre. On sait pourquoi on le fait. Avant, on ne s’impliquait pas au niveau local. Maintenant, on a lancé un projet phénoménal. [L’année dernière], on s’est retrouvés en tutus dans la rue. On a eu des retours comiques, comme on a eu des propos [du genre] : ‘On s’en fout, casse-toi. On s’en fout de tes questions.’ Nous, c’était pour se faire voir ! Et pour s’être fait voir, on s’est fait voir ! »

Cette implication et cette assurance trouvent leur source dans cet apprentissage aux multiples facettes qui se décline aussi bien au travers de l’acquisition de la lecture, de l’écriture et du calcul, qu’au travers d’une dimension plus critique visant à questionner les rouages d’une société créant des inégalités : se poser la question du « pourquoi ». Ainsi, l’apprentissage en alpha repose sur différentes assises, cherchant à interroger les lieux communs, les idées toutes faites, mais aussi à titiller les causes d’un système trop souvent préjudiciable pour les personnes en difficultés. En s’investissant dans des projets, les apprenants jonglent avec des savoirs et des compétences parfois oubliés, souvent sous-estimés. Ils apprennent à se positionner en tant que « guides du voyage » et décident ensemble de l’embarcation et de la destination. Comme le dit Bénédicte : « Il est essentiel de ne pas borner l’alphabétisation aux espaces de formation, de ne pas dissocier projets, sensibilisation et apprentissage (…). »

En étant eux-mêmes porteurs d’un message tout au long de l’année et plus particulièrement au moment du 8 septembre, Michel, Jérôme et les autres membres du groupe mixte décodent et jouent avec les codes. Ils prennent confiance. Ils investissent des espaces jusqu’ici non explorés – aussi bien à l’interne de Lire et Écrire que dans les lieux publics – en faisant appel à des techniques variées (théâtre, chant, danse, écriture pour le Journal de l’alpha notamment…). Ils se déplacent, en train, en bus, en voiture. Ils collaborent et s’organisent. C’est en travaillant sur ces différentes dimensions qu’ils se rendent compte du panel des capacités qu’ils peuvent déployer. « Avant, Bénédicte revenait [vers nous] avec ce qu’elle avait entendu en réunion, dans le Mouvement de Lire et Écrire, et on s’adaptait par rapport aux grandes lignes. Maintenant, on travaille ensemble depuis le tout début. On participe au groupe de travail ‘Campagne’. On prépare en amont et on ramène les infos au groupe [de formation] par après », nous dit Jérôme.

Action-réaction

Impliqués dans de multiples projets, Michel et Jérôme prennent conscience qu’ils ne sont pas seuls, mais également qu’ils sont capables et qu’ils ont de multiples compétences, souvent ignorées et peu reconnues par la société.

C’est alors que progressivement, au fur et mesure de cette prise de conscience, ils s’autorisent à prendre une place et à la revendiquer : « Je suis impliqué dans tout ! Parce que quand j’entends des gens qui disent qu’il n’y a que des étrangers qui ne savent pas lire, je dis : ‘Non, il y a des Belges aussi. Oui, 1 Belge sur 10 ne sait pas lire !’ Et quand on leur dit ça, ils sont tout étonnés : ‘Ah !’ ‘Et bien oui !’ », nous raconte Michel.

Le savoir ne suffit pas pour agir. C’est après avoir pris du recul, après avoir mis des mots et décortiqué les mécanismes sociétaux qui conditionnent des vies entières, que le passage à l’action peut s’enclencher. Analyse, réflexions et échanges permettent de mieux comprendre une situation vécue et d’adopter une démarche critique pour ensuite dénoncer. Dénoncer l’injuste, revendiquer des droits et être acteurs dans la société.

« Moi, au départ, je pensais que ce n’était pas pour moi. Moi qui venais de la Cité et tout ce qui s’en suivait. Je vivais dans mon monde renfermé. Je me disais que ce n’est pas ma place, que personne ne m’écoutera ! Mais en faisant ça, ça nous donne un peu plus de valorisation par rapport au sens du monde. Ça nous fait un peu plus citoyens aussi. Parce qu’on essaie de comprendre plus. On arrive à comprendre plus. Par rapport à avant, on nous expliquait et on se disait : ‘Rien à foutre, on continue notre chemin et basta.’ Maintenant, on s’implique dans beaucoup de choses », témoigne Jérôme.

Dans ce cadre, l’expérience sociale est primordiale, elle est le point d’appui vers une compréhension critique de la société et des origines des inégalités sociales. Elle donne confiance et s’avère un tremplin pour rebondir vers une mise en projets : « Il y a l’effet de groupe qui fait qu’on ose plus et qu’on voit plus loin », nous dit Bénédicte.

Pris dans une dynamique qui les porte, Michel et Jérôme semblent s’étonner eux-mêmes de tout ce qu’ils ont accompli : « Quand je suis arrivé à Lire et Écrire, je ne parlais pas, je restais dans mon coin, tu ne m’entendais pas et puis basta. Maintenant, je participe à des conférences de presse. » « Maintenant, on est dans tout ce qui est plus militant. On est dans tous les projets. On veut montrer que ça [l’analphabétisme] existe ! », nous expliquent-ils. Ils s’autorisent à « faire des vagues », pour se faire entendre.

Conclusion

En écoutant Michel, Jérôme et Bénédicte, tout semble lié. L’alphabétisation populaire prend corps au travers de leurs paroles et de leurs actes. Leur implication dans les divers projets de Lire et Écrire, et particulièrement celui du groupe mixte, semble leur procurer confiance et appui pour avancer. En construisant ensemble, ils stimulent et partagent leur envie de dénoncer pour éroder, ne fût-ce qu’un tant soit peu, la falaise des inégalités.

« Le passage à l’action est nécessaire si l’on veut réellement être dans des démarches émancipatrices : on ne se libère pas que par l’esprit. On ne devient pas capable quand on nous dit qu’on l’est mais quand on se rend compte effectivement qu’on l’est », indique Adeline de Lépinay4.

C’est à ce moment que la frontière entre savoir et pouvoir se fait ténue. Cette alliance exige néanmoins de faire appel à l’ensemble des dimensions d’un apprentissage qui se veut global et transversal, pour l’enraciner dans des projets porteurs d’une impulsion créatrice.


 

  1. Le groupe mixte est composé d’apprenants et de travailleurs. En son sein, les prises de décision sont communes et visent une dynamique transversale et égalitaire entre les participants. Il se réunit deux fois par mois en moyenne, afin de réfléchir aux actions de sensibilisation et de militer pour le droit à l’alphabétisation pour tous ainsi qu’à la prise en compte du public en difficultés de lecture et d’écriture. Les actions de sensibilisation et de militance qu’il déploie vise un large public.
  2. Journée internationale de l’alphabétisation.
  3. Le recueil du groupe mixte : https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/7eme_jet.pdf
  4. Adeline de LÉPINAY, L’éducation populaire : des pratiques pédagogiques émancipatrices pour adultes entre conscientisation et développement du « pouvoir d’agir », in Laurence
    de COCK et Irène PEREIRA (coord.), Les pédagogies critiques, Marseille, Agone, p. 113.