Lorsqu’on travaille en alpha à Bruxelles aujourd’hui, impossible de ne pas parler d’Afrique et d’Europe : « chez nous en Afrique », « ici en Europe » sont de grands classiques, dans la bouche des apprenant·e·s ou la nôtre. Normal, puisque nous travaillons avec des personnes ayant souvent connu un parcours migratoire qui les a menées, d’une manière ou d’une autre, d’Afrique (Maroc, Guinée, RDC…) en Belgique. Cela correspond donc bien sûr à des vécus réels, même s’il est étonnant ou en tout cas intéressant de constater que le nom du continent est plus souvent utilisé par certains que le nom du pays d’origine. Une petite brèche s’ouvre pourtant lorsqu’il est question de savoir si un Marocain - une personne née au Maroc – est ou non africain. « Ben oui tu es africain, le Maroc c’est en Afrique ! », « Ben non, les Africains, c’est les autres, les … [noirs] ». Racisme, comme j’ai déjà entendu des formateurs le supposer ? Pas nécessairement.

L’Afrique existe-t-elle ?

Frédéric Maes, formateur au Collectif Alpha

On est dans un cours intitulé Outils mathématiques pour mieux comprendre le monde. J’ai amené des données de population par continent qui nous permettent de travailler les grands nombres, les pourcentages et les graphiques de type camembert. Un constat s’impose : l’Asie, à elle seule, concentre 60% de la population mondiale ! Mais Ahmed, d’origine marocaine, a une question : « C’est combien de pays, l’Asie ? » Peut-être avance-t-il là une hypothèse : c’est beaucoup d’habitants car c’est beaucoup de pays. Je ne sais pas. Dans le feu de l’action, je ne pense pas à le lui demander. Par contre, je réponds : « Je ne sais pas combien, on peut chercher, mais je sais que ça va de la Turquie, d’Israël, de la Jordanie, jusqu’en Chine, au Japon, en Indonésie… » Ahmed alors s’étonne : « La Jordanie aussi, c’est en Asie ? » Et moi-même de me demander ce qui peut rassembler un Jordanien et un Japonais…

Faut-il vraiment commenter le résultat de cette recherche ? Quant aux « points communs », je vais aller voir si j’en trouve entre la Jordanie et le Japon. Mais ça m’étonnerait !

Au cours de mes recherches, je tombe sur un livre paru chez Larousse fin 2020 : L’invention des continents1. J’ai bien lu : l’invention ? Mais pourtant les continents existent !? Il y en a… je ne sais plus, je l’ai vu à l’école primaire… 5 ? 6 ? Je dois compter une Amérique ou deux ? ou trois ? Larousse aurait-il perdu la boule ?

Outre le fait d’apprendre que le découpage des parties du monde est entièrement un fait de culture et que les continents ont une histoire, il y a plein d’autres choses à découvrir dans ce livre, notamment sur la notion d’océan ou sur la disparition annoncée de l’Océanie qui n’a, c’est vrai, franchement pas un look de continent.
Et pour vous donner encore plus envie de lire ce livre, une question : et si c’étaient les Chinois qui avaient défini les continents, et non les Européens, où s’arrêterait l’Europe ?

Pourtant Wikipédia confirme : il y a plusieurs modèles, allant de 3 à 7 continents. Et notamment, si un continent est « une terre continue entourée d’eau », alors l’Europe, l’Asie et l’Afrique ne forment qu’un seul et même continent. C’est que la définition de continent mêle souvent des critères naturels géographiques et des critères humains, politiques au sens large… idéologiques, donc ! Et ce sont bien les Européens qui ont inventé nos continents avec des raisons idéologiques toujours à l’œuvre lorsqu’il s’agit de discuter de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Être pour ou contre cette adhésion est une chose ; refuser à la Turquie cette adhésion en mettant en cause une appartenance objective ou naturelle au continent européen en est une autre.

Pour moi, dans un travail d’éducation permanente favorisant l’analyse critique, il faut discuter comme cela avec les apprenants. Il faut arrêter le catéchisme pseudoscientifique qui apporte une réponse simple à chaque question : « Il y a combien de continents ? » « 5 ! » (ou 6, ou 7, peu importe). « Quand commence le printemps ? » En chœur : « Le 21 mars ! » Etc., etc., etc. Il faut accepter qu’il y ait de la complexité et des approches différentes. Aider à comprendre le regard scientifique, pour voir en quoi le savoir scientifique n’est ni une simple opinion – égale en valeur à celle de ma grand-mère – ni une vérité objective. Et bien sûr, ces adultes, bien que peu scolarisés, conscients de leurs petites histoires individuelles prises dans la grande histoire du monde, sont tout à fait à même de saisir les enjeux qui sous-tendent ces questions. C’est une question de manière et de pédagogie.
De parole, aussi.

L’Afrique comme une grande ile, continent isolé, ou bien l’Afrique attachée à l’Asie et si proche de l’Europe ? Ce qui est sûr aujourd’hui, c’est que, dorénavant, dans mes cours, je n’utiliserai plus que la deuxième de ces cartes !

Je pense que ce travail, pourtant assez rapidement mené, a marqué les apprenant·e·s. Au moins certains d’entre eux ! Ainsi Meftah, homme originaire du Maroc qui n’a aucun souci à s’identifier comme africain, écrit-il ensuite spontanément pour son chef-d’œuvre :
Je suis africain. Mais c’est quoi l’Afrique ?
On dit que l’Afrique c’est un continent. À l’école, on dit qu’il y a 5 continents. Mais qui a partagé le monde ? Parce qu’il y a des continents qui sont attachés. Alors certains disent qu’il y a que 3 continents. Pour l’esprit, c’est logique. Pourquoi ? La terre c’est attaché, c’est pas coupé. Les gens font de la magie avec notre esprit !

L’Afrique, c’est un continent riche mais les habitants ils sont pauvres. On a tout mais on n’a rien. La terre est très riche, sur la terre et en-dessous.

Ce travail m’a moi-même renforcé dans l’idée que les questions d’identités – essentielles et pour moi au cœur d’un processus d’alphabétisation en éducation permanente – doivent se traiter avec nuance et tact, ce qui n’empêche pas aussi un peu de provocation gentille : « Fatoumata, tu dis ‘chez moi en Afrique’ mais tu penses que c’est partout comme ça dans toute l’Afrique, même en Afrique du Nord, même en Ethiopie ? », « Naïma, tu dis ‘les Africains’2, mais on dit aussi que le Maroc est un pays d’Afrique… » …

Ce n’est pas à moi à définir ce qu’est l’Afrique, à décider qui doit se sentir africain ou pas, ou à définir qui est européen et qui ne l’est pas. Si donc Meftah se sent africain, c’est très bien. Si Ahmed se sent plus proche d’un Jordanien que d’un Camerounais2, je le comprends aussi. D’ailleurs, un citoyen romain du 1er siècle se sentait probablement plus proche d’un habitant de la Syrie actuelle que d’un habitant de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ukraine. C’est là qu’on voit que notre question sur la réalité objective du découpage du monde en continents, qui semblait au départ un peu théorique, en réalité interagit avec notre actualité.

C’est là qu’on voit aussi qu’une démarche critique, mettant en évidence que le concept de continent n’est pas si clairement défini qu’on ne le croit, porte en soi un potentiel émancipateur en permettant à chacun de se positionner et de réagir aux étiquettes que d’autres veulent nous faire porter. Pour cela, il est essentiel de croiser ses représentations avec celles des autres et avec des savoirs scientifiques simplifiés mais non simplistes.

En vous invitant à approfondir la question (voir document référencé en fin de texte), voici, voici ma conclusion, toute provisoire, en forme de clin d’œil. Chantons en chœur avec le regretté Arno et son groupe TC Matic : « Putain, putain, c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens ! » …


Un approfondissement de la démarche à lire en complément : Frédéric MAES, De 3 à 7 continents. De la géographie en alpha et un peu d’épistémologie : comment fonctionne la science ?, www.cdoc-alpha.be/GED_BIZ/195172491335/De_3_a_7_continents.pdf

  1. Christian GRATALOUP, L’invention des continents et des océans. Histoire de la représentation du monde, Larousse, 2020.
  2. Il me semble que l’expression « nous, les Africains » est plus souvent utilisée par des personnes d’Afrique subsaharienne, et que, souvent, cela n’englobe pas les Africains du Nord. Je pense que la personne veut ainsi exprimer qu’elle ne parle pas que des habitants de son propre pays mais aussi de ceux des pays voisins, sans que la limite précise de ce voisinage ne soit clairement définie. Ce serait assez logique au regard de l’histoire des pays africains actuels mais cela reste une hypothèse à vérifier.
  3. C’est ici une supposition. En réalité, je n’en sais rien, Ahmed n’a rien exprimé à ce propos !