Au centre alpha de Molenbeek, un conte raconté par Mohammed, un apprenant du groupe oral 2 de Monique Martin, donne naissance à un livre illustré, relié et diffusé à des pairs. Puis, pour le mettre en valeur aux côtés d’autres ouvrages de l’association, il conduit à la création d’une bibliothèque, elle aussi pensée et construite par les apprenant.e·s du Centre alpha. Journal de bord illustré d’un travail mené de 2017 à 2024.

Le conte raconté par Mohammed fait le buzz ! Il donne naissance à un livre, puis une bibliothèque

Sur base d’un entretien avec Monique Martin
et Nadia El-Hadri, Lire et Écrire Molenbeek
Propos recueillis par Aurélie Leroy et mis en forme
par Cécilia Locmant

Temps 1 : la découverte des contes

Au départ, le groupe a découvert une série de contes via des ouvrages créés par d’autres apprenant·e·s, en formation au CIRÉ1. À ce moment, Ils·elles sont une quinzaine à travailler la lecturedans le groupe de Monique au centre alpha de Molenbeek, forma-tion à laquelle se joignent souvent les apprenant·e·s du groupe oral de Nadia El-Hadri. Un jour, alors que chacun doit se souvenir et raconter un conte de son pays, c’est celui de Mohammed qui séduit le groupe. Son histoire parle d’un loup, d’une cigogne et d’un pigeon. Et comme dans les Fables de La Fontaine, ce n’est pas l’animal le plus fort qui se montre le plus rusé… Enthousiasmés par le récit, les participant·e·s décident d’en faire un livre, « un vrai et beau livre ». Pour Monique, cette envie est une aubaine, car quoi de mieux, pour se familiariser avec les livres, que d’en créer un soi-même.

Temps 2 : la réalisation d’un livre

Les apprenant·es retravaillent le texte sous forme de récit écrit et utilisent l’ordinateur. Ils·elles découvrent Word, se familiarisent avec les touches du clavier (aller à la ligne, mettre en couleur les mots qui sont encore difficiles à prononcer, découvrir les différentes polices, etc.). Ensuite, le groupe se lance dans la conception illustrée du conte. Ils·elles dessinent les personnages, créent les décors et les peignent, mettent en page l’ensemble des éléments. Tout ce travail créatif, ils·elles le mènent dans leur groupe jusqu’à l’étape de l’assemblage des pages où ils font appel à un professionnel molenbeekois qui va leur expliquer l’art de la reliure dans son atelier. Cinq exemplaires sont créés. Avec la collaboration de Caroline Heller du service communication, le livre est téléchargeable sur le site de Lire-Et-Ecrire.

Temps 3 : la diffusion du livre

Pour les apprenant·e·s du groupe, ce livre représente énormément d’investissement, – des mois de travail en fait – et mérite d’être montré. D’autres doivent aussi pouvoir le lire, en tourner les pages, découvrir son histoire. Ils décident dès lors de le présenter à d’autres groupes d’apprenant·e·s de Molenbeek ainsi qu’à un groupe d’Elena Giannone de l’association « Le Sampa » (Service d’Aide aux Molenbeekois primo-arrivants). Comme l’explique Monique, présenter le livre à d’autres est un défi pour les participant·e·s de son groupe. Cela signifie acquérir de nouvelles compétences dans l’apprentissage de l’écrit, mais aussi de la lecture à voix haute, une lecture qui suppose de s’approcher d’une prononciation plus fluide. Monique explique :

« J’envoie les textes lus à voix haute en message audio sur whatsapp pour qu’ils·elles puissent les écouter, s’exercer… On les travaille jusqu’au moment où tout le monde est à l’aise. Prendre la parole et présenter des extraits du livre est un apprentissage difficile qui prend du temps. Ils·elles sont fier·ère·s d’y être arrivé·e·s. »

Temps 4 :  la création de l’objet bibliothèque

Au centre alpha, pas mal de livres sont déjà à la disposition des apprenant·e·s, mais sans être vraiment classés, ni très accessibles. Les apprenant·e·s décident alors de faire du « rangement » et d’aider à mettre tous ces bouquins à disposition de ceux et celles à qui viendrait l’envie de lire…. De créer une bibliothèque, en somme, dans la cafétaria du centre.

L’idée se concrétise dans le groupe maths de Nadia où les apprenant·e·s mettent en place un projet de menuiserie. Pour eux·elles, c’est une évidence, cette bibliothèque, ils veulent la construire de leurs mains. Ils la voient non pas sous la forme d’une étagère, mais d’un arbre où les branches porteraient des livres. Nadia explique :

« Nous avons travaillé avec une menuiserie du quartier et tout le monde, aussi bien les hommes que les femmes, ont participé au projet de A à Z. Parmi les compétences travaillées : calculer le métrage de bois nécessaire, choisir la qualité du bois, faire un devis, travailler les pourcentages, dessiner la forme de la bibliothèque et lui donner un nom : l’arbre à livres ».

Nadia se réjouit également que ce projet de menuiserie auquel les femmes ont aussitôt adhéré a permis de faire changer le regard des hommes :

« C’est chouette que les hommes aient pu voir les femmes participer à l’atelier menuiserie, c’était la première fois qu’elles travaillaient le bois et elles l’ont fait à raison de pas moins de 3 heures par semaine pendant 5 semaines ».

Monique pointe aussi d’autres apprentissages importants acquis par le groupe à travers cette étape du projet :

« Ils·elles ont appris les noms des machines et comment les utiliser. On retravaillait en classe le vocabulaire, le français, etc. ». Ce projet a donné une nouvelle impulsion aux participants : « Dans ce groupe, il y a des hommes qui sont là depuis plusieurs années et à partir du lancement du projet, ils ont pu mieux identifier les compétences qu’ils allaient pouvoir développer, et on les a vu plus investis. L’absentéisme a aussi beaucoup diminué. Et un des apprenants a été repéré par le menuisier et orienté vers une formation qualifiante ».

Temps 5 : la création du service bibliothèque

Une fois « l’objet » bibliothèque réalisé, le groupe doit apprendre comment organiser son contenu et le diffuser car une bibliothèque ça sert à ça : permettre à d’autres de consulter des livres et de les emprunter. Pour y parvenir, le plus simple est encore d’aller voir ailleurs comment les autres font. Les deux groupes investis dans cette aventure commencent par visiter la bibliothèque de Molenbeek, puis celle du Centre doc du Collectif alpha où Jessica Rampelberg, sa bibliothécaire, leur explique les règles de base d’un système de classement et de prêt. Il faut créer une carte de bibliothèque, disposer d’un classeur des emprunteurs, instaurer des cotes de rangement, etc. De retour au centre alpha, ils mettent en pratique ces nouveaux savoirs. Ils décident des règles de fonctionnement de la bibliothèque, ils collent des étiquettes de couleurs différentes sur chaque livre et créent une carte de membre sous forme de marque-page avec l’aide de Liv Quackels, la graphiste de Lire et Écrire Bruxelles.

Temps 6 : la recherche de nouveaux livres, de nouvelles perspectives

En parallèle, les apprenant·e·s préparent des animations lecture autour de livres qu’ils choisissent de sélectionner pour leur bibliothèque et notamment la BD « Les rebelles de l’illettrisme2 », production d’apprenant·e·s de Lire et Écrire Verviers dans laquelle on découvre 8 histoires différentes de personnes qui osent, un jour,  pousser la porte d’un centre alpha ou l’album « La Bibli des 2 ânes »  qui conte l’histoire d’un bibliothécaire bénévole arpentant les montagnes colombiennes sur le dos de son âne afin de partager ses livres avec les enfants. Ils·elles font aussi des recherches sur Internet pour enrichir leur collection et se rendent dans des librairies de seconde main comme Pêle-mêle ou les rayons d’Oxfam. Ils·elles participent à d’autres activités qui leur permettent de renforcer leurs acquis en lecture, notamment en participant au projet de la collection « La Traversée » qui prévoit une relecture collective de chaque manuscrit par un groupe de lecteurs débutants à qui sont destinés ces livres. Ils·elles testent le nouveau livre de la Traversée intitulé « Ils partent, nous restons » de Marie-France Versailles. Un autre exercice qui leur permet d’améliorer leur maitrise de la langue et de se fixer des perspectives pour la suite est la création d’un nuage de mots et d’une ligne du temps affichée au mur du local bibliothèque telle une frise, reprenant, étape par étape, les moments-clés du projet. 18 moments ont été sélectionnés et représentés à travers une image.

Ces deux activités leur ont également permis de mieux identifier le chemin parcouru, les progrès réalisés et de rester mobilisés et confiants. Et Monique d’expliquer : « Trop souvent les apprenant·e·s sous-estiment leurs capacités. Ils·elles sont souvent persuadé·e·s que la lecture d’un livre entier reste inatteignable, qu’ils·elles ne vont pas y arriver tous·tes seul·e·s. ». Connaitre l’objet livre, en distinguer les catégories, les présenter, imaginer des animations, aller à la rencontre de professionnels, découvrir d’autres activités dans leur quartier comme l’atelier de menuiserie sont des leviers importants pour changer cette image qu’ils·elles ont d’eux·elles-mêmes et oser tenter de nouvelles choses.

Temps 7 : la création d’une ligne du temps

La dernière étape de cet important travail a consisté à créer une version audio où chaque apprenant a raconté « ce qui est montré sur chaque image » de la ligne du temps de ce projet. Une fois le montage des différents enregistrements terminé, avec la collaboration de Michael Gravilescu du service Tic de Lire Et Ecrire Molenbeek, cette nouvelle version du projet peut être découverte (début janvier 2025) en scannant ce QR code. Ce montage audio s’est enrichi d’une création d’un livret, contenant les 18 images de la ligne du temps, une version papier accompagnant l’écoute de l’audio. Un travail créatif qui a permis de mettre une nouvelle fois en valeur toutes les compétences acquises par le groupe et de découvrir autrement la création de cette magnifique bibliothèque.


  1. Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers
  2. https://lire-et-ecrire.be/Les-rebelles-de-l-illettrisme