Selon Marie Peltier, les théories du complot trouvent écho dans tous les milieux sociaux, auprès de tous les publics, et donc aussi le public de l’éducation permanente, populaire. Son propos est de « construire des pistes de réflexion et d’action ancrées dans l’analyse et une vision résolument émancipatrice »1. Nous l’avons rencontrée pour connaitre plus avant son point de vue sur ce que les théories complotistes disent du fonctionnement de notre société, et surtout de ses échecs actuels. Mais aussi pour lui demander quel rôle peuvent jouer les associations d’éducation permanente quand les acteurs de terrain sont confrontés à ce type de discours.

Les théories du complot : quels enjeux de société et que peut l’éducation permanente ?

Entretien avec Marie Peltier, historienne
et professeure Haute École Galilée (Bruxelles)
Propos recueillis et mis en forme par
Sylvie-Anne Goffinet,
Lire et Écrire Communauté française

On parle beaucoup ces dernières années de théories du complot véhiculées sur les réseaux sociaux et autres médias non « traditionnels ». Qu’en est-il exactement ?

Quels sont les principaux thèmes abordés par les théories du complot ?

Ce genre de théories peut s’appliquer à n’importe quel thème puisqu’elles mettent en œuvre un imaginaire de la défiance à l’égard de tout ce qui est perçu comme émanant d’une autorité, que ce soit la parole politique, médiatique, scientifique comme on l’a vu avec le covid. Elles s’attaquent aux discours d’autorité en dénonçant une logique d’intérêts cachés au service desquels on nous manipulerait. Après, c’est vrai qu’il y a des thèmes de prédilection, en général ceux qui ont une forte charge symbolique, soit les thèmes qui nous affectent, qui nous touchent particulièrement, souvent en lien avec la santé, la sécurité, la guerre…

De qui ces théories émanent-elles ? Qui en sont les initiateurs ? Quels objectifs poursuivent-ils ?

Historiquement, c’est surtout l’extrême droite qui a produit des théories du complot parce que ce sont des discours qui remettent en cause la démocratie. L’extrême droite est traditionnellement raciste et antisémite et, quand elle accuse les politiques de mentir, le plus souvent, elle dit qu’ils mentent au service des juifs, mais aussi des homosexuels ou d’autres minorités présentes dans notre société. La fameuse théorie du « grand remplacement » est par exemple une manière d’accuser les musulmans de tirer les ficelles, de vouloir nous envahir, etc. Mais, depuis une vingtaine d’années, le complotisme s’est répandu dans des groupes politiques très divers et, aujourd’hui, il y a toutes sortes d’acteurs politiques qui répandent ce genre de théories, notamment aussi à l’extrême gauche mais pas seulement. C’est devenu compliqué de poser des frontières claires mais le point commun de ces différents groupes, c’est que, d’une manière générale, ils remettent en question les institutions démocratiques. Et donc, parfois, ça va de pair avec le soutien à des régimes autoritaires. On le voit aujourd’hui avec ce qui se passe en Ukraine et la propagande du Kremlin. On a là un bon exemple d’un discours de désinformation au service d’une dictature qui fait très régulièrement référence au complotisme pour nous dire que nos médias, nos politiques nous mentent, nous manipulent. Donc je pense qu’il ne faut pas gommer le fait que certaines théories du complot sont liées à un agenda politique, que ce soit en soutien à des régimes autoritaires ou à des logiques racistes et antisémites dont le but est de justifier la haine des minorités. Et quand on accuse un groupe, on a tendance à justifier la haine à son égard bien évidemment.

Quels sont les publics particulièrement visés, particulièrement réceptifs aux discours complotistes ?

C’est compliqué de citer des publics particulièrement visés parce qu’aujourd’hui le complotisme est très diffusé dans la société, il touche tous les milieux culturels, tous les milieux sociaux, c’est-à-dire que l’on retrouve des pensées complotistes aussi bien chez des intellectuels que chez des gens sans formation, chez des gens riches que chez des gens pauvres, chez des autochtones que chez des personnes d’origine étrangère, chez des vieux que chez des jeunes. De manière générale, tout le monde peut être touché mais il est vrai que les problèmes de santé mentale et les problèmes sociaux divers peuvent augmenter la vulnérabilité, la réceptivité aux théories complotistes. Je suis cependant très attentive à toujours préciser qu’il est faux de croire que certains milieux sont immunisés. C’est un constat que je fais depuis des années et des études montrent aussi que ce n’est pas exact.

Qu’est-ce qui, dans le fonctionnement de notre société, favorise l’intérêt pour ce type de discours, la réceptivité par une partie de la population ?

Je pense qu’il y a effectivement une responsabilité sociétale. Je vois le complotisme avant tout comme un symptôme, une maladie – le sous-titre de mon premier livre, L’ère du complotisme, était d’ailleurs La maladie d’une société fracturée2. On est dans une société qui, depuis le début des années 2000, a vraiment beaucoup de mal à trouver un récit collectif – par « récit collectif », j’entends une manière d’expliquer le monde, un projet commun, un projet de société. Durant la seconde moitié du 20e siècle, après la Deuxième Guerre mondiale, on a eu le récit du « plus jamais ça ». Ce qui nous portait collectivement, c’était le récit de la défense de la démocratie à tout prix, de la lutte contre l’antisémitisme, contre le fascisme… Mais, aujourd’hui, des facteurs temporels, mémoriels sont à l’œuvre : la Deuxième Guerre mondiale s’éloigne de nous. Il faut dire aussi que, durant le 20e siècle, pas mal de grands projets politiques, notamment le communisme, se sont cassé la figure. Il y a eu une débâcle idéologique, une sorte de déception citoyenne à l’égard de ces grands projets politiques. À l’égard du religieux aussi car, même si on parle parfois de son retour, globalement dans nos sociétés, depuis 20 ans, on sort plutôt du religieux. Les religions, les idéologies, etc. ont beaucoup de désavantages mais elles ont une plus-value, c’est qu’elles offrent un récit collectif. Or on a besoin d’un récit, d’une histoire commune pour faire société. Il y a un grand manque actuellement, beaucoup de gens ont l’impression qu’il n’y a plus de projet politique enthousiasmant, et quelque part, en creux, le complotisme remplit cette fonction-là, c’est-à-dire qu’il offre un récit. C’est un récit tout à fait problématique, mensonger…, mais il désigne des coupables, des causes, il porte aux nues des héros, et donc il prétend expliquer ce qui nous arrive. Si le discours conspirationniste a tellement d’attrait, c’est parce qu’il parle de fond. Il en parle mal et de manière problématique mais il en parle, il parle de problèmes, il définit des valeurs, etc. Humainement, c’est normal de rechercher ce genre de logiciel, le problème étant qu’aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, les démocrates, les progressistes peinent à nous proposer un projet collectif capable de nous fédérer.

Les théories du complot ne permettent-elles pas aussi de recréer du lien social ? Le fait d’adhérer à ce genre de théories n’est-il pas une manière de se trouver un groupe d’appartenance dans une société où les liens sociaux sont disloqués ?

Oui, tout à fait, là aussi le complotisme répond en creux à un problème. Ce type de discours recrée un sentiment de communauté, le sentiment de défendre les mêmes objectifs, les mêmes valeurs que d’autres. Mais souvent, ce n’est qu’une illusion d’appartenance dans la mesure où, pour un certain nombre de personnes, c’est surtout du lien numérique. Et donc, paradoxalement, ça montre le besoin des gens d’avoir des initiatives collectives. Le mouvement des Gilets jaunes était assez parlant à cet égard. C’est indéniable qu’une partie des participants véhiculaient des théories conspirationnistes mais je pense que, derrière ça, il y avait une grande demande de liens et que se retrouver sur les rondpoints donnait le sentiment d’avoir des amis, de faire partie d’une communauté. Cette soif de liens est très présente actuellement, déjà de manière générale dans notre société postmoderne mais encore davantage depuis la pandémie.

Les médias traditionnels ont-ils une part de responsabilité dans l’audience constatée ?

Les médias ont une responsabilité dans la mesure où ils sont en grande partie le reflet de la société. L’absence de projet, de narratif se ressent aussi dans les médias. Par ailleurs, depuis un certain nombre d’années, beaucoup de discours conspirationnistes, comme les discours d’extrême droite, y ont voix au chapitre. Éric Zemmour en est une très bonne illustration. Ça fait une quinzaine d’années qu’il a une très grande visibilité dans les médias qui reprennent ses propos conspirationnistes sur les musulmans. Donc ça veut dire que les médias participent à une banalisation de la parole conspirationniste raciste. Mais, de mon point de vue, les médias ne sont pas les seuls à être fautifs. Même s’ils ont une part de responsabilité, c’est une responsabilité collective. Notre société a de moins en moins de garde-fous, de lignes rouges par rapport à ce type de discours, ce qu’en Belgique, on appelle « le cordon sanitaire ». Ce cordon sanitaire a sauté à l’égard de ce type de rhétoriques pour aboutir à leur banalisation.

Quels impacts la diffusion et l’adhésion aux théories conspirationnistes ont-elles en retour sur le fonctionnement de nos sociétés démocratiques et sur les relations sociales ?

Le principal dégât, c’est la défiance. Si une société a besoin d’un récit, c’est parce qu’elle a besoin de confiance pour fonctionner. Il faut qu’il y ait un minimum de confiance réciproque entre les institutions et les citoyens, de confiance mutuelle entre les citoyens, etc. À mon sens, le problème le plus grave aujourd’hui, c’est qu’une partie des citoyens sont dans une défiance systématique, pensent par exemple que toute information rapportée par les médias est fausse, a pour objectif de les manipuler. Ils sont dans une posture antisystème, d’opposition et de rejet systématique. C’est potentiellement très dangereux parce que ça remet en question le fonctionnement démocratique et peut faire le lit des discours extrémistes notamment. Ce problème de la défiance, qui peut conduire à de la radicalisation – je parle ici de radicalisation de la pensée de manière générale –, s’accompagne, chez beaucoup de gens, d’un rapport aux faits qui n’est plus du tout clair. Comme ils postulent à priori que ce que disent les médias est systématiquement faux, ils ne sont plus capables de revenir aux faits et donc de faire la part des choses entre ce qui est avéré, sourcé, ce qui relève de la démarche scientifique, et ce qui est de l’ordre des discours et qui n’a pas grand-chose à voir avec des faits. On a non seulement une société gangrénée par de la défiance mais aussi par des logiques de désinformation. On l’a vu pour le covid notamment avec tous les discours antivax. Pour moi, c’est le grand danger parce que si on ne sait plus s’entendre sur des faits, on peut partir dans toutes les directions, y compris les plus mauvaises.

Est-ce qu’accuser une partie des citoyens de défendre le complotisme ne risque pas de créer un clivage, n’est pas en soi une manière de discréditer ceux qui ne pensent pas comme nous ?

C’est sûr que cette problématique a beaucoup renforcé la polarisation autour de la question « qui dit vrai, qui dit faux » et c’est exact que l’anticomplotisme, les initiatives de fact checking – aujourd’hui, les journaux ont des services qui vérifient les faits et produisent des articles de vérification des faits –, paradoxalement, peuvent renforcer cette dualité parce que, comme le discours complotiste remet en question la parole d’autorité, notamment la parole médiatique, forcément si la parole médiatique dit « je vais restaurer la vérité », il y a un risque de très grande polarisation où chacun va accuser l’autre de mentir.

Qu’est-ce qui doit changer au niveau global, sociétal pour que l’audience des théories du complot perde de sa vigueur ? Et comment agir concrètement ?

Quels sont les leviers qui permettraient d’amener des changements ?

Ce n’est pas un problème simple mais je crois beaucoup à l’éducation. Je dirais qu’il faut à la fois former les gens à s’y retrouver dans l’information – et aujourd’hui il y a beaucoup d’initiatives qui vont dans ce sens – mais aussi rétablir un minimum de confiance puisqu’il y a ce problème de défiance que j’ai évoqué. Par exemple, comme je ne suis pas médecin, je ne vais pas pouvoir vérifier par moi-même toutes les informations médicales parce que je n’ai pas les compétences nécessaires. On a tous nos spécialités dans certains domaines et il y en a d’autres où on est incompétent et pour lesquels on doit trouver des personnes de confiance. L’enjeu, c’est que chacun puisse recréer de la confiance au moins avec quelques personnes. En tant qu’enseignante, par rapport au journalisme, je dis souvent aux jeunes : « Si vous n’avez plus confiance, je ne vous demande pas de refaire confiance à tous les médias mais trouvez au moins un journal, un journaliste, ne fût-ce qu’un, en qui vous avez confiance, recréez au moins un lien de confiance. » Je pense cependant que l’analyse des faits et le rétablissement de la confiance ne suffisent pas, il y a aussi un chantier politique à mener car, comme je l’expliquais tout à l’heure, il y a aussi chez les gens une demande de projet politique. Et construire un projet politique, c’est un gros chantier, un chantier qui concerne tout le monde, c’est travailler sur le projet de société qu’on défend. Ce travail doit se mener aussi bien dans le secteur associatif, qu’universitaire, que journalistique… Tous les milieux doivent participer à la redéfinition d’un nouveau projet de société. C’est l’enjeu principal car, tant que nous n’aurons pas de vision de société claire, ferme et enthousiasmante, le conspirationnisme continuera à prospérer parce qu’il continuera en quelque sorte à remplir les vides. Donc, c’est un chantier à deux dimensions : à la fois travailler sur la formation et sur la confiance, mais aussi travailler sur le fond, à savoir être capable de reconstruire un projet politique. C’est évidemment un chantier au long cours mais je pense que c’est la seule solution. Parce que, si on se limite au premier axe – la confiance et la vérification des faits –, on ne répondra pas à la soif principale qui est, à mon avis, essentiellement une demande de sens. Et, à ce niveau, tout ce qui peut recréer du lien social peut nous aider à reconstruire en commun ce projet de société. C’est le rôle que normalement devrait remplir la gauche et qu’à mon avis elle ne remplit plus assez.

Plus précisément, quel est, à ce niveau, le rôle de l’éducation permanente, et en particulier à l’égard des personnes les moins scolarisées et les plus précarisées ?

J’ai beaucoup d’estime pour l’éducation permanente – j’y ai travaillé pendant plusieurs années. C’est vrai que, malheureusement, on retrouve chez certains l’illusion que l’éducation aux médias, et donc l’apprentissage de méthodes, va permettre aux gens de pouvoir s’en sortir. Je pense pour ma part que l’éducation permanente doit aussi participer au chantier de fond, au chantier du sens politique. C’est essentiel pour les associations qui sont en première ligne. On ne doit pas confiner la réflexion de fond aux seules sphères intellectuelles. C’est l’esprit de l’éducation populaire. On ne crée pas un projet de société juste en écrivant des bouquins pour des gens de la bourgeoisie ou de la classe moyenne. Je pense qu’il y a un grand enjeu à parler notamment de complotisme avec nos publics. Je le fais par exemple avec mes étudiants d’école normale qui n’ont pas forcément de grand background au niveau culturel car le débat de fond sur « qu’est-ce qui est important pour vous, quelles sont les valeurs importantes à défendre en société ? » est extrêmement important à mener et on manque de lieux pour ce genre de débat. Je pense vraiment qu’il y a une soif de sens et que les gens ont besoin d’en parler. Et donc, pour moi, l’éducation permanente doit aussi aller dans ce chantier-là. Il y a 1000 manières de le faire et cela ne demande pas forcément d’énormes initiatives, de grandes universités populaires ; on peut aussi travailler à un niveau très micro avec un groupe d’apprenants, pour autant qu’on n’esquive pas les questions de fond, les questions politiques. Cela me semble essentiel vu la dépolitisation qui gangrène pas mal de pans de la société, en ce compris le secteur de l’éducation permanente. J’ai par exemple été frappée que beaucoup d’organisations et même beaucoup d’écoles voulaient à tout prix éviter le débat sur la question vaccinale et à quel point on manquait d’endroits pour en parler de manière directe, pour parler de l’enjeu sous-jacent, etc. C’est vraiment important d’aller sur ce genre de terrain même si ce n’est pas toujours confortable – ce sont des questions qui ne sont pas forcément consensuelles. Il faut argumenter, non seulement avec des éléments factuels pour contrer la désinformation, mais aussi en parlant des valeurs – par exemple, dans une vision de gauche, on doit protéger les plus faibles et la vaccination est une manière de les protéger. C’est important, ce n’est pas imposer notre avis mais ça permet d’être au clair avec la vision qu’on défend, pourquoi on la défend, avec quels arguments. C’est un chantier qui, selon moi, concerne particulièrement l’éducation permanente, qui se situe au cœur de ses missions premières.

Comment s’y prendre pour mettre les gens en réflexion sur ces questions ? Par quoi les animateurs et les formateurs doivent-ils commencer ? De quels outils, de quelles ressources doivent-ils s’emparer ? Et où aller les chercher ?

Ces dernières années, des organisations d’éducation permanente qui sont plutôt en deuxième ligne ont travaillé sur des outils et donnent des formations pour les acteurs sociaux, pour les aider à décrypter les théories du complot, à les contrer, à réagir aux propos conspirationnistes, etc. Je pense particulièrement à BePax et à Média-Animation qui ont fait un très bon boulot. À mon sens, ce sont les meilleures ressources disponibles en éducation permanente. Il y en a certainement d’autres mais, à ma connaissance, ce sont celles qui sont les plus en vue en Belgique francophone. Il ne faut pas non plus hésiter à faire appel à des personnes ressources parce que ce n’est pas facile d’aborder ces questions si on ne se sent pas à l’aise. Après, il y a aussi des initiatives privées, des initiatives relayées dans la presse avec des propositions de conférences, etc. L’offre est assez variée mais je pense que le premier réflexe est de se tourner vers les organisations d’éducation permanente qui ont produit des outils non seulement pour les acteurs sociaux mais parfois aussi de manière directe pour les apprenants.

Comment réagir quand, dans un groupe, un clivage apparait entre certains qui s’accrochent aux théories complotistes et d’autres qui n’y adhèrent pas ? Comment travailler avec un tel groupe car l’éducation permanente, c’est aussi travailler ensemble, défendre des valeurs communes, développer la solidarité, des actions communes ?

Il n’y a pas de solution magique, c’est important de le dire. Dans ces moments-là, il faut se rappeler que les personnes les plus radicales au niveau conspirationniste sont en général minoritaires. Dans un groupe, on trouvera peut-être une ou deux personnes qui sont à 100% dans ce type de logiciel et puis quelques autres qui sont seulement attirées. Il ne faut pas oublier que le complotisme se répand à des degrés divers. À mon avis, si on parle de ces questions de manière claire en mettant les choses sur la table avec le groupe, on peut espérer que les personnes qui sont dans un entredeux sont quelque part en attente d’entendre des arguments contraires. Je le vois souvent lorsque je donne des formations : des personnes donnent à priori l’impression d’être complotistes mais, quand on parle avec elles, quand on essaie justement de recréer du lien, de reparler de valeurs, tout ce que j’ai dit tout à l’heure, on se rend compte qu’une grande partie d’entre elles n’attendent en fait que d’être reconvaincues. Ça vaut donc la peine d’y mettre de l’énergie. Par contre, il faut savoir qu’il y aura sans doute une petite minorité qu’on n’arrivera pas à mettre en questionnement. Il y a là une certaine humilité à avoir. Quand il y a chez certaines personnes une très grande radicalité, un enfermement dans ce type de pensée, je pense que ça peut être problématique dans un groupe, clairement. Après, il faut voir au cas par cas : par exemple, est-ce que les personnes sont par exemple d’accord de mettre ce genre de propos à l’écart quand on fait une activité ? Il y a peut-être à définir des modalités. Il peut arriver qu’on doive écarter quelqu’un mais, à mon avis, il faut d’abord tenter de sortir soi-même de la binarité et se dire : « Je ne vais pas mettre tous ceux qui ont ce genre de propos dans le même sac, je vais essayer de reparler avec eux. » On est souvent surpris de voir que, chez beaucoup, la défiance n’est pas ancrée si profondément. Donc je pense qu’on doit oser parler des questions qui fâchent, oser dire comment soi-même on se situe… Il y a des choses qui ne se dégonflent que lorsqu’on en parle. Souvent, on n’ose pas en parler parce qu’on a peur que ce soit trop sensible et, en réalité, on ne fait que nourrir les clivages existants.

Pour conclure, en quoi l’éducation permanente est-elle plus que jamais essentielle pour, comme le dit le décret de 2003, « construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire qui favorise la rencontre entre les cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique et de la démocratie culturelle »3 ?

Tout est dans cette définition, elle nous donne le cadre. J’y vois trois aspects qu’on a déjà évoqués mais je vais les reprendre. Premièrement, c’est l’aspect formation critique, c’est-à-dire que notre job dans l’éducation permanente, c’est d’apprendre aux citoyens à avoir le vrai esprit critique, je veux dire commencer par développer l’esprit critique par rapport à ses propres discours, ensuite par rapport aux discours d’autrui. Le deuxième point, c’est la mission de lien social de l’éducation permanente, l’ouverture d’espaces de rencontre et je pense qu’à Lire et Écrire vous êtes bien placés pour travailler à ce niveau. Troisièmement, le chantier politique et, quand je dis « politique », c’est avec un grand P, le chantier de fond, c’est-à-dire être capable de mettre en débat les valeurs qu’on défend et pourquoi on les défend. Dans un contexte où on voit la montée des discours de haine, des discours antidémocratiques, etc., c’est extrêmement important de reparler de pourquoi on défend la démocratie, pourquoi on combat le racisme, etc., etc. À mon sens, c’est vraiment essentiel.


  1. https://mariepeltier.org/a-propos
  2. Les Petits matins, 2016. Voir : https://mariepeltier.org/node/53
  3. Accès au texte du décret : www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=558