Julia Petri a travaillé au Centre culturel d’Evere comme coordinatrice alpha. Aujourd’hui, elle poursuit son investissement à ITECO, un centre de formation pour le développement et la solidarité internationale, où elle est formatrice. Pour elle, les apprenant·e·s sont nos partenaires dans le travail que nous menons avec eux. Il faut cesser de les voir comme des fragilisé·e·s, des précarisé·e·s mais identifier leurs forces et les prendre au sérieux pour vivre ensemble des démarches participatives dans une relation égalitaire. Toutes les situations pédagogiques mais aussi les situations de vie d’un centre de formation sont des occasions à saisir pour changer notre regard sur ces femmes et ces hommes mais aussi sur la société. Elles nous mettent en réflexion et en praxis permanente. Julia nous partage ici quelques-unes de ses pratiques, incarnations de convictions inaliénables

Mettre en œuvre l’égalité des intelligences, des savoirs et des positions : un apprentissage !

Julia Petri, ITECO
Propos recueillis et mis en forme par Sylvie-Anne Goffinet, Lire et Écrire Communauté française

L’apprentissage sur les différences entre une démarche de gestion et celle menant à une action politique

La plupart du temps, nous avons une logique très condescen-dante, on voit les apprenant·e·s comme des personnes fragilisées et nous portons sur elles un regard très paternaliste. Pour apprendre des apprenant·e·s, c’est en premier lieu ce regard, cette posture que nous devons changer. Je vais donner un exemple.

Quand je travaillais au Centre culturel d’Evere, un groupe d’alpha débutant à l’oral était sans formatrice depuis trois mois. Les apprenant·e·s de ce groupe demandaient une nouvelle formatrice. Leur formatrice étant une formatrice extérieure au centre culturel, jusque-là, nous nous étions contenté·e·s d’envoyer des messages aux responsables de l’association pour leur demander de la remplacer. Un jour, les apprenant·e·s sont venu·e·s dans le bureau et nous ont dit : « On nous demande d’apprendre le français, comment ça se fait qu’on ne nous donne pas une nouvelle formatrice ? » La demande était claire : on en a marre d’attendre, on veut une solution. Nous sommes alors passé·e·s d’une attitude de gestion de la situation (envoyer des mails) à son analyse avec le groupe : pourquoi n’avons-nous pas de remplaçante ? Puis à l’action : que pouvons-nous faire ? Pour cela, nous avons travaillé avec des interprètes. Nous avons présenté le contexte institutionnel aux apprenant·e·s, puis nous leur avons dit : « Maintenant que vous situez le contexte, que voulez-vous faire ? » Nous avons utilisé un photolangage pour dégager des pistes. Ensuite, les apprenant·e·s en ont choisi une : rédiger une lettre qui serait adressée aux deux directions, celle du centre culturel et celle de l’association, pour leur demander de les rencontrer. Pour la rédaction de la lettre, nous avons fait appel à l’écrivaine publique qui travaillait au centre culturel. Sur base des arguments développés par les apprenant·e·s, elle a fait une proposition de lettre qu’ils ont relue et signée. Ces rencontres, qui avaient été préparées avec les apprenant·e·s, ont débouché sur une solution : la semaine suivante, les cours reprenaient. Cela nous a demandé des ajustements au niveau des locaux et des horaires, et les apprenant·e·s ont accepté des ajustements dans leur organisation – par exemple, s’arranger pour la garde des enfants afin de pouvoir venir en cours les après-midis.

Suite à cette expérience, une des traductrices nous a dit : « Maintenant, je comprends ce que veut dire ‘prendre les gens au sérieux’. » Prendre les gens au sérieux, c’est les inclure dans des démarches participatives, c’est s’engager avec eux, aller jusqu’au bout, même si cela ne se termine pas par une victoire. C’est un engagement à part entière, non seulement intellectuel, théorique mais aussi pratique, incarné dans des démarches concrètes. C’est faire de la politique au sens large. Rester dans la gestion aurait été de dire aux apprenants : « Vous devez comprendre, vous devez accepter. » Faire de la politique, c’était au contraire prendre leur demande au sérieux pour ensemble faire bouger les choses. Ce qu’ils demandaient, c’était de se battre pour avoir une nouvelle formatrice.

Paulo Freire disait que la lecture du monde précède la lecture du mot et que cette lecture du mot se doit d’être dans la continuité de la première, celle du monde1. Si on veut permettre aux apprenant·e·s d’exprimer leur lecture du monde et de construire ensemble leurs combats, il faut créer des espaces. C’est possible même avec des débutant·e·s. L’égalité entre formateur·rice·s et apprenant·e·s se construit dans cette démarche où on partage nos lectures du monde et nos clés d’analyse de la société, au-delà de nos différences dans la maitrise des mots. Sortir de la gestion – gestion des groupes et des apprentissages –, de l’alpha pragmatique et fonctionnelle pour faire de l’alpha politique : c’est ça faire de l’alpha populaire.

Cette démarche a eu des conséquences, elle a été suivie d’autres démarches collectives où nous avons misé sur l’intelligence et les forces des apprenant·e·s pour développer une lecture du monde et, à partir de là, décider de mener des actions pour faire bouger les choses. Par exemple, quand il y a eu les attentats dans le métro et à l’aéroport en mars 2016, les parents n’avaient plus le droit d’accéder aux espaces intérieurs des écoles et les apprenant·e·s s’en plaignaient. À nouveau, on les a pris au sérieux en travaillant à partir de cette situation, comme dans l’entrainement mental où on part d’une situation concrète insatisfaisante pour aboutir à une action2, un « inédit viable » comme disait Paulo Freire3. Suite à l’analyse de la situation, les apprenant·e·s ont décidé de former des petits comités de parents pour aller rencontrer les directions des écoles de leurs enfants (un comité par école). Ces rencontres ont débouché sur la rédaction d’une lettre à l’échevine de l’Éducation. Leur propos était de dire : « On comprend bien qu’il soit nécessaire d’assurer la sécurité des enfants et de l’école mais, si on ne peut plus franchir la porte des écoles, on ne peut plus s’impliquer dans la scolarité de nos enfants puisqu’on nous empêche de rencontrer et de discuter avec les professeurs. On va alors nous reprocher de nous déresponsabiliser de leur éducation. » Puis ils sont allés à la rencontre d’autres parents des écoles de leurs enfants pour leur proposer de signer la lettre. Cette action n’a pas eu de résultat positif dans toutes les écoles mais, dans deux écoles, elle a permis d’amener des changements.

L’apprentissage sur la tension entre émancipation et cohésion sociale (ou pacification sociale)

Ici aussi, c’est une situation très concrète qui nous a permis de réfléchir à cette tension/contradiction et de positionner notre action. Dans le cadre de la Cohésion sociale4, nous menions un travail de réflexion avec les apprenant·e·s sur la place et le rôle des femmes dans le couple et dans la société, et nous les avons emmené·e·s voir une pièce de théâtre, Amours mortes, sur le mariage forcé5. C’était du théâtre-forum : à la fin de la pièce, le public était invité à monter sur la scène pour y jouer une fin différente qui permettrait de sortir de la situation dans laquelle
un des protagonistes se trouvait pris au piège6. Nous ne le savions pas mais une des apprenantes qui participait à la démarche était alors en forte tension avec son mari. Quelques jours plus tard, elle est venue nous annoncer qu’elle avait décidé de quitter son mari : « J’ai beaucoup réfléchi, je ne veux pas continuer à subir tout ce qu’il m’impose. » Nous étions justement en train de rédiger le rapport pour la Cohésion sociale et nous devions analyser une pratique émancipatrice. Nous avions comme projet de raconter cette pratique… jusqu’à ce que le mari de l’apprenante, qui était aussi en formation chez nous mais dans un autre groupe, vienne nous voir et nous raconte ses propres difficultés : son désarroi face à la vie de couple difficile, un de leurs enfants qui demandait énormément d’accompagnement… Et il a ajouté : « C’est après la pièce que ma femme a voulu me quitter. » La situation de ce couple nous mettait devant nos contradictions. Si on appuyait la démarche de la femme, on contribuait à ce que les difficultés de la famille ne soient pas résolues. Si on ne l’appuyait pas, on était en contradiction avec nos principes émancipateurs. Notre réflexion a alors évolué et nous sommes arrivé·e·s à la conviction que là où il y a émancipation, il ne peut y avoir de cohésion sociale, et que là où il y a cohésion sociale, il ne peut pas y avoir d’émancipation. Ce qui nous a amené·e·s à questionner notre pratique, nos stratégies. Il y avait une dimension émancipatrice dans la démarche de l’apprenante mais notre rôle n’était pas de l’encourager à divorcer, ni de faire de la médiation de couple. Il était plutôt de les soutenir tous les deux, individuellement, dans leur réflexion, les aider à identifier et à clarifier les enjeux, les orienter vers des services sociaux, tout cela avec le souci de ne pas mettre un des deux partenaires en danger. J’ajouterai que dans ce genre de situation, les personnes, même si elles sont présentes en formation, ne sont pas disponibles pour les apprentissages du fait des difficultés psychologiques, familiales et sociales qu’elles vivent. Quand on crée des espaces pour des échanges, on travaille aussi à rétablir les conditions d’apprentissage.

L’apprentissage sur les exigences d’une décentration permanente

On ne peut pas se mettre à la place de l’autre, mais la décentration permet de se questionner : pourquoi une personne agit-elle comme elle le fait, pourquoi un groupe réagit-il de cette manière ? Aussi je me suis formée à la communication interculturelle7 dont la première étape est la décentration. Si je n’opère pas de décentration, c’est moi, la formatrice, qui ai le pouvoir. Nous avons plus de moyens que les apprenant·e·s pour nous déplacer, pour faire le premier pas pour comprendre et questionner l’autre.

La situation qui me servira d’exemple est en lien avec les Jeudis du cinéma organisés par Lire et Écrire Bruxelles8. Emmener les apprenant·e·s à des projections de films qui touchent à des enjeux de société ne peut se faire qu’en se plaçant dans une démarche interculturelle. La sortie cinéma doit être préparée en groupe – visionner des extraits, discuter de la thématique, ne pas négliger le fait que des scènes peuvent toucher des zones sensibles chez certain·e·s… – et le travail doit se poursuivre après avoir vu le film : se poser des questions, essayer de comprendre… sans stigmatiser l’appartenance socioculturelle des apprenant·e·s. Mais aussi, en tant que formateur·rice, se poser des questions par rapport à soi-même pour dialoguer avec eux dans une perspective de décentration : en quoi ce que montre le film, ce qu’il dit, provoque ou non des chocs, des bouleversements chez nous ?

Comme exemple, je prendrai le travail que nous avons mené autour du film Vera Drake9, un film très touchant qui se passe à Londres au début des années 1950. Appartenant à la classe laborieuse, mariée et mère de famille, Vera est aussi faiseuse d’anges : elle avorte clandestinement des femmes de condition modeste, « pour aider ces pauvres filles », dit-elle. Il n’est pas facile d’aborder en formation un sujet si sensible, tabou à l’époque de Vera Drake et toujours sujet à controverse aujourd’hui. Comment s’y prendre pour ne pas aller au choc culturel ? Il s’agissait d’un groupe mixte avec un formateur masculin. Ensemble, nous avons beaucoup réfléchi et avons décidé de centrer l’animation sur ce qui permet aux femmes qui le souhaitent d’avorter dans de bonnes conditions. Nous voulions sortir de l’opposition stérile « pour ou contre l’avortement », qui ne fait que renforcer les crispations et n’amène nulle part. Nous sommes parti·e·s de ce que les apprenant·e·s connaissaient, les pratiques d’avortements clandestins dans leurs pays d’origine, pour déboucher ensuite sur la situation au niveau mondial. Nous avons été surpris·e·s de tout ce que les femmes savaient sur le sujet et le groupe était étonné de l’ampleur de la problématique quand nous lui avons montré les statistiques relatives à la situation sur chaque continent. À partir du droit à la santé, nous avons alors fait le lien avec le droit des femmes à avorter dans de bonnes conditions. Cette mise en perspective a permis aux un·e·s et aux autres d’élargir et de réexaminer leur point de vue initial. Pour clôturer la démarche, nous avons mis en scène une sorte de jury avec d’un côté des personnes qui défendraient le droit à l’avortement et de l’autre des personnes qui le condamneraient. Ce jury a permis de mettre à plat les arguments en présence. Au final, le débat s’est avéré très nuancé, très respectueux des différents points de vue. Le point d’arrivée était la réponse à la question : « Si on veut défendre le droit à l’avortement, comment peut-on se battre ? » Puis nous avons invité celles et ceux qui le souhaitaient à nous accompagner à une manif organisée dans les rues de Bruxelles pour défendre ce droit. Certain·e·s ne sont pas venu·e·s mais la plupart y ont participé.10

La démarche interculturelle de décentration a été ici d’un grand apport. Elle nous a permis d’identifier les enjeux quand on travaille sur des sujets sensibles et de développer des stratégies. Comment je perçois les apprenant·e·s ? Comment je dialogue avec eux ? Comment ensemble dialoguons-nous avec la réalité ? Y réfléchir est essentiel ; sans cela, aucun apprentissage n’est possible. Pour en revenir à Paulo Freire : « L’alphabétisation suppose non pas une accumulation, dans la mémoire, de phrases, de mots et de syllabes, détachés de la vie (…) mais une attitude de création et de re-création. Elle suppose une autoformation susceptible d’entrainer l’homme à intervenir sur son environnement. Aussi le rôle de l’éducateur est-il avant tout de dialoguer avec l’analphabète sur des cas concrets, en lui proposant simplement les instruments avec lesquels il s’alphabétise. »11 En tant que formatrice, je suis moi aussi dans une démarche d’apprentissage, une démarche de connaissance des apprenant·e·s, leur réalité est mon objet de connaissance, j’essaie d’appréhender cette réalité pour apprendre d’eux. Nous avons des savoirs différents et ils me donnent à connaitre les leurs à partir de leur vécu. C’est aussi ça qui me fait grandir, qui me permet d’évoluer.

En général, nous sommes formé·e·s pour travailler avec un public désincarné. Dans le concret de notre travail, ce public n’existe pas ; le public que nous rencontrons est multiculturel. C’est une richesse pour autant que nous acceptions de nous mettre dans une posture de formation permanente, de nous remettre constamment en question.

Une posture égalitaire et de réciprocité avant tout

Si on veut apprendre des apprenant·e·s, il faut non seulement postuler l’égalité des savoirs et des intelligences, mais aussi l’égalité des positions.

Quand j’ai quitté le Centre culturel d’Evere et que j’ai été engagée à ITECO, un collègue et moi avons créé un groupe de réflexion, Collectif Pédagogies en lutte, pour réfléchir avec des animateur·rice·s et formateur·rice·s en éducation permanente, venant de différents horizons, à comment travailler dans une optique de renforcement de cette égalité, dans un aller-retour constant entre la pratique et la théorie (ce qu’on appelle la praxis). Les pratiques y sont mises en réflexion sous l’éclairage de l’apport de Paulo Freire, entre autres : en quoi certains de ses textes questionnent nos pratiques et inversement.

Dans le groupe, il y a notamment des personnes qui donnent des formations dans le cadre du parcours d’intégration12. Dans les échanges, quand on parle de citoyenneté, on se questionne sur les stratégies à mettre en œuvre pour prendre en compte les pratiques citoyennes des personnes migrantes. S’il est vrai que les animateur·rice·s et les formateur·rice·s sont soumi·se·s aux injonctions et contraintes émanant des pouvoirs publics, on peut ne pas se limiter au respect de ces contraintes. Il faut utiliser les marges de liberté dont nous disposons pour aborder la citoyenneté sous un autre angle que celui de l’assimilation, d’une acculturation unilatérale – qui consiste à adapter les migrant·e·s à la société d’accueil – c’est-à-dire se placer dans une optique d’intégration telle que la définit Margalit Cohen-Emerique : « L’intégration, c’est une meilleure compréhension, une plus grande tolérance, c’est la reconnaissance de ce qu’est l’autre dans sa spécificité culturelle et dans sa trajectoire migratoire. »13 L’intégration, ce n’est donc pas d’abord une question d’apprentissage de la langue, des droits et des devoirs du citoyen. Être formateur·rice ou animateur·rice dans le cadre du parcours d’intégration nécessite de commencer par se questionner sur la place et la vision qu’on a des migrant·e·s, les reconnaitre sous le prisme de l’égalité des savoirs et des intelligences, refuser toute attitude condescendante ou paternaliste. C’est se questionner et les questionner sur leurs besoins, sur ce qui les anime et les accompagner dans leurs réactions de résistance à ce qui leur est imposé à travers ce parcours très prescriptif. Et, parallèlement, questionner la société et l’État sur leurs devoirs envers les migrant·e·s, sur la manière dont ils les respectent, et aussi sur l’évolution de ces devoirs, par exemple le passage d’un État-providence à un État social actif qui responsabilise les personnes en termes de devoirs tout en leur retirant des droits, comme le droit à la solidarité, et pousse chacun à l’individualisme. C’est donc aussi se positionner en tant que Belgo-belge sur notre propre rapport à la loi et sur la perte de droits, d’acquis issus des luttes sociales. Pour finalement se rendre compte que nous n’avons pas de leçon, pas de prescription à donner. Ça change tout notre rapport aux apprenant·e·s.

En guise de conclusion, nous reproduisons un extrait d’un dialogue entre Paulo Freire et Marcio D’Olne Campos14. Cet extrait nous renvoie à l’expérience de Julia, tout comme son expérience à elle renvoie à ce que dit cet extrait. Paulo Freire y témoigne de la connaissance du monde présente dans les milieux populaires et de l’ignorance de ces savoirs par ceux qui pensent avoir le monopole du savoir.

Paulo Freire : C’était à une réunion où l’on analysait les méthodes de travail des paysans. Un groupe d’intellectuels venait de parler longuement quand un paysan prit soudain la parole : « Du train où vont les choses, je crois qu’il est inutile de continuer. On ne pourra pas s’entendre. Vous autres là – et, du doigt, il soulignait, avec humour, la distance de classe qui séparait les deux groupes occupant pourtant le même espace –, vous vous intéressez au sel, alors que pour nous, ce qui compte, c’est la sauce. » Un grand silence se fit dans la salle. Perplexes, les intellectuels se demandaient ce qu’avait voulu dire le paysan ; ses compagnons, eux, avaient tout de suite compris et attendaient une réponse.

Dans son langage simple, ramassé, qu’avait voulu dire le paysan ? « La discussion tourne en rond parce que vous avez une vision fragmentaire de la réalité, alors que nous la comprenons comme un tout. Nous pensons l’ensemble, sans nous arrêter aux détails, et vous, qui parlez sans cesse du réel dans sa globalité, vous vous hypnotisez sur les détails. » Le sel n’est que l’un des ingrédients de la sauce, laquelle symbolise la somme des aspects partiels…

Une telle métaphore révèle une capacité d’analyse que certains intellectuels ne s’attendent pas à trouver chez un paysan. À mes yeux, le savoir et la compétence n’ont de valeur – toujours relative, mais néanmoins considérable – que si l’on a conscience qu’il s’agit de quelque chose de forcément partial, d’imparfait, à l’image des êtres humains.

Marcio D’Olne Campos : Au vrai, toute compétence, tout savoir est perpétuellement remis en cause dès lors qu’on le pense comme un mouvement et non comme un aboutissement définitif. Piaget l’a dit. Tout se passe comme si l’équilibre recherché dans la construction du savoir était voué à être détruit sitôt qu’atteint. Accepter l’idée que c’est un processus en action, c’est accepter de revenir sur ses pas à chaque instant. On consent à ce déséquilibre parce qu’on sait qu’il est la condition même d’un nouvel équilibre.

Attitude qui vaut autant pour l’éducateur que pour son rapport avec autrui. Cet autre qui te parle à partir d’une culture minoritaire, marginale, d’une nature différente de la tienne, peut t’insérer dans son contexte si tu acceptes le déséquilibre. C’est du contact, du dialogue que dépend ce retour à l’équilibre. Et non d’une pensée qui s’isolerait dans sa prétendue compétence. Dans cette dynamique intensive, je vois la clé de l’alphabétisation.

Paulo FREIRE et Marcio D’OLNE CAMPOS, Lecture du mot… lecture du monde. Paulo Freire s’entretient avec Marcio d’Olne Campos, in Le Courrier de l’Unesco, décembre 1990, pp. 8-9, www.bibliofreire.org/wp-content/uploads/2020/02/Lecture-du-mot-lecture-du-monde.pdf


  1. Paulo FREIRE, A importância do ato de ler [L’importance de l’acte de lire], Communication présentée à l’ouverture du Congrès brésilien de la lecture, Campinas, 12 novembre 1981. Reprise dans un ouvrage éponyme (publié par Cortez Editora/Autores associados,
    https://educacaointegral.org.br/wp-content/uploads/2014/10/importancia_ato_ler.pdf).
  2. Voir : Sylvie-Anne GOFFINET, Le débat pour relier la pensée à l’action, in Journal de l’alpha, n°195, 4e trimestre 2014, pp. 111-112, www.lire-et-ecrire.be/ja195
  3. Voir : Julia PETRI, Ma route avec Paulo Freire, in Journal de l’alpha, n°222, 3e trimestre 2021, p. 67, www.lire-et-ecrire.be/ja222
  4. Voir : www.cbai.be/cohesion-sociale
  5. Voir : https://ctej.be/spectacle/amours-mortes
  6. Pas nécessairement la femme ; d’ailleurs, une des situations présentées dans la pièce concernait le mariage forcé d’un jeune Maroxellois (habitant de Bruxelles issu de l’immigration marocaine).
  7. Voir : Annie AMOUREUX, Une initiation citoyenne qui passe par une démarche interculturelle, in Journal de l’alpha, n°193, 2e trimestre 2014, pp. 18-19, www.lire-et-ecrire.be/ja193
  8. Voir : Monique ROSENBERG, Le cinéma comme outil d’éducation permanente, in Journal de l’alpha, n°181, novembre 2011, pp. 10-20, www.lire-et-ecrire.be/ja181
  9. Film de Mike Leigh (Royaume-Uni/France, 2004).
  10. À propos de la démarche interculturelle en lien avec le cinéma, lire aussi : Chafik ALLAL et Julia PETRI, Le conflit interculturel à la base de toute démarche cinématographique, in Journal de l’alpha, n°181, op. cit., pp. 21-27.
  11. Paulo FREIRE, L’éducation : pratique de la liberté, Éditions du Cerf, 1967.
  12. Voir : https://ccf.brussels/nos-services/diversite-et-citoyennete/accueil-des-primo-arrivants
  13. Margalit COHEN-EMERIQUE, L’approche interculturelle, une prévention à l’exclusion, in
    Les Cahiers de l’Actif, n°250-251, 1997/04, pp. 19-29, https://docplayer.fr/15667531-Un-des-evenements-les-plus-significatifs-qui-ont-marque-cette-l-approche-interculturelle-une-prevention-a-l-exclusion-margalit-cohen-emerique.html
  14. Physicien brésilien qui est passé de l’astronomie aux sciences sociales et à l’anthropologie et qui propose une critique de la colonialité. Il travaille à la reconnaissance des différentes consciences identitaires et milite pour que les processus de communication et de cognition soient marqués par la réciprocité et le respect de la diversité socioculturelle de toutes les populations du monde.