Quatorze années de coformation qui ont changé mon regard et fait évoluer mes pratiques

Longtemps je me suis demandé ce que je pourrais écrire, comment débuter cet article, comment partager ces années de coformation avec les apprenants du Collectif Alpha et avec les étudiants de l’IRG¹. Comment retranscrire ces moments de partage et de coconstruction ? Un écrit ne relate jamais fidèlement, à mon sens, les échanges animés vécus au sein d’un groupe, d’autant plus que prendre des notes au fil des échanges met de la distance entre le formateur et les participants. Je vous propose donc de me suivre tout au long d’un récit qui répondra aux pistes d’entrée proposées par la rédaction du Journal de l’alpha, illustré par de petites expériences.

Quelle posture ? Quelle vision du savoir, des savoirs ?

Apprendre des participants, c’est avant tout être convaincu qu’il n’existe aucune hiérarchisation des savoirs, que dénuder un fil électrique à l’aide d’un briquet est aussi important qu’identifier un nom ou un verbe dans une phrase.

Cela fait deux heures que nous échangeons autour de la « roue de la grammaire »² et des classes grammaticales. A. parait fatigué, il éprouve beaucoup de difficultés à identifier un nom au sein d’une phrase, et pas seulement, le verbe lui est tout aussi étranger, bref toutes ces catégories ne lui parlent pas. La pause arrive et nous constatons un problème électrique dans la cafétéria, le fil est grillé, il faudrait le raccourcir et donc le dénuder pour à nouveau l’introduire dans le sucre… Je cherche une pince à couper les fils électriques. A. rigole et sort son briquet, il a aussitôt fait de dénuder ce fameux fil. J’en reste bouche bée, jamais je n’aurais osé, jamais je n’y aurais pensé… et pourtant ce fut rapide et efficace. Le mois suivant, j’ai dû changer un plafonnier chez moi et, pour ce faire, dénuder des fils avant d’opérer le remplacement. Je suis allée acheter un sucre chez un commerçant près de chez moi et je lui ai annoncé fièrement que je n’avais pas besoin de pince coupante car, avec un briquet, j’arriverais à dénuder le fil.

A. m’a appris quelque chose, j’ai eu l’occasion de réutiliser ce savoir et de le partager avec d’autres. Est-ce que A. pourra en dire autant un jour ? Est-ce qu’identifier un verbe l’aidera dans la vie ? Je n’ai pas de réponse à ces questions. Mais, à mes yeux, cet incident fut l’exemple parfait que le savoir-faire de A. est tout aussi important que n’importe quel savoir dit intellectuel. Il m’a permis de sortir d’une vision binaire des savoirs, celle distillée petit à petit par mes grands-parents instituteurs.

Je citerai Arthur Lochman : « Que peut-on bien vouloir dire quand on oppose le travail manuel au travail intellectuel ? Que travailler avec ses mains ne mobilise pas le cerveau ? L’opposition binaire empêche de comprendre ce qu’est la pensée matérielle. Ce n’est pas penser avec les mains, comme le voudrait cette expression charmante mais elle aussi trop binaire. La compréhension physique de la matière (…) n’est pas le seul fait de la main. Elle nait de l’interaction constante entre le cerveau, la main et l’œil, mais on ne peut la situer dans aucun de ces organes particuliers. Elle s’ancre dans le corps sous la forme d’un sentiment, d’une intime intuition. Et cette compréhension physique de la matière ne suffit pas : il faut l’articuler pour la transformer en un mode d’action. La compréhension devient alors un ensemble de savoir-faire. »³ J’aime cette dernière phrase – « La compréhension devient alors un ensemble de savoir-faire » – car ma méthode de travail a pour base « faire-analyser-synthétiser » : si l’on veut comprendre, je pense que nous devons d’abord expérimenter.

Au Collectif Alpha, nous basons notre relation pédagogique sur le respect et la reconnaissance des apprenants. Il s’agit d’une relation égalitaire dans un rapport d’intelligence à intelligence⁴. Avant d’être engagé, chaque travailleur reçoit le texte de cette plateforme, travailler au Collectif signifie donc y adhérer. Honnêtement, lorsque j’ai débuté je ne prenais pas pleinement conscience de son contenu. Je me voyais investie d’une seule mission, celle d’apprendre à lire et à écrire à des personnes qui n’avaient pas eu la chance d’aller à l’école. Je voyais presque les apprenants comme de jolies pages vierges que j’allais pouvoir remplir de toute ma passion pour la lecture. Bref, j’étais autocentrée sur ma personne et mes envies, mes besoins.

Dès les premières semaines, lorsque j’ai eu l’opportunité de mieux connaitre le public, le contenu de la plateforme a pris corps à mes yeux. Les apprenants m’ont appris ce qu’est une relation pédagogique basée sur le respect et la reconnaissance… mutuels. Ils m’ont appris que ces pages blanches que je m’imaginais ne l’étaient pas du tout, qu’elles étaient bien remplies de choses que moi je ne connaissais pas, que je ne m’imaginais pas. Ils m’ont appris à écouter, à ajuster, à me renouveler, à observer, à patienter et surtout à me remettre en question, à accepter les critiques.

J’écoutais dernièrement une capsule vidéo de Luc Carton expliquant le concept d’éducation permanente⁵, il parlait de passer d’une condition d’objet à une condition de sujet de l’histoire. Ce que les apprenants m’ont appris, c’est de les voir comme sujets participant à la conception, la création, l’élaboration des cours, des séances.

À l’IRG, lorsque l’on m’a demandé, il y a une dizaine d’années, de donner le cours de didactique de la lecture et de l’écriture, j’étais en panique. Qu’allais-je pouvoir leur apprendre ? Je ne mesurais pas encore tout ce que le Collectif et les apprenants du Collectif m’avaient transmis… À nouveau, c’est la notion de participation à la conception et à l’élaboration des cours qui m’a inspirée, guidée dans mon approche. Et, grâce à leurs retours critiques en fin d’année, les étudiants m’ont aidée à améliorer le contenu des cours mais également à ajuster mes séances en fonction des contenus, à présenter des exemples concrets, à les emmener souvent sur le terrain au contact des apprenants, à illustrer mes propos par des vidéos ou des livres, à véritablement coconstruire mes séances de cours avec eux.

Connaitre les apprenants, oui, mais jusqu’à quel point ?

« Si tu veux apprendre à Pierre, il faut connaitre Pierre » … phrase souvent entendue lors de ma formation, et fréquemment énoncée par mon collègue Patrick Michel.

Je ne comprenais pas pourquoi M. arrivait systématiquement en retard, pourquoi elle voulait toujours partir avant la fin du cours. Je la trouvais peu motivée. À cette époque, je confondais encore motivation et implication. Lors d’une sortie, j’ai eu l’occasion de discuter avec M. de choses et d’autres et j’ai appris que M. vivait seule avec ses quatre enfants en bas âge, et que loin d’être une exception, son cas n’était pas isolé. M. m’a appris l’empathie, non pas que je ne possédais pas cette capacité à me mettre à la place d’autrui mais je ne mesurais pas ce que cela impliquait vraiment. J’ai écouté M., mais aussi A. et les autres, ainsi que les étudiants futurs formateurs en alpha, ceux et celles qui vivaient une réorientation, qui devaient à la fois s’occuper d’une famille et retourner sur les bancs de l’école, bref toutes les personnes qui m’entouraient.

Afin de provoquer la prise de parole, de permettre de faire connaissance les uns avec les autres, je débute maintenant chaque année de formation par des activités qui favorisent les interactions. Bien sûr, chacun dit ce qu’il est prêt à partager avec le groupe. Connaitre son public permet d’adapter au mieux ses séances et ses contenus. Quand je parle de « connaitre son public », je ne limite pas cette connaissance à une appréhension uniquement personnelle mais également pédagogique. Comme nous disent Francis Tilman et Dominique Grootaers, « l’acte d’apprendre se déroule dans un contexte aux multiples ramifications (psychologiques, sociales, économiques, culturelles) et implique un réseau de relations inscrites non seulement à l’intérieur du groupe de formation mais débordant largement dans le tissu social extérieur »⁶. Apprendre change aussi la vie des gens, les formateurs doivent en être conscients, je l’ai réalisé au fil du temps.

Une approche socioconstructiviste, mais qu’est-ce que c’est ?

On apprend en pensant, en faisant, en observant, en échangeant les uns avec les autres, en se confrontant les uns aux autres, mais on n’apprend pas en étudiant sans penser, sans réfléchir et sans comprendre, en ne manipulant rien, en se taisant et en restant passif. On apprend avec les autres, parmi les autres, parfois en opposition aux autres, bref on construit et on apprend ensemble dans un processus qui inclut tous les niveaux de connaissances, ceux déjà présents et ceux en voie d’acquisition, et toutes les catégories de connaissances.

« Les méthodes que nous utilisons sont centrées sur la personne, en fonction de ses besoins, de ses désirs et de ses aspirations, et sur le groupe en tant que lieu d’échange, d’apprentissage et d’action. Ces méthodes sont basées sur l’auto-socio-construction des savoirs ainsi que sur l’échange et les apports réciproques entre tous, participants et animateurs. Nos méthodes font appel à et valorisent l’intelligence, l’intuition, les connaissances et l’expérience personnelle de chacun pour se questionner, douter, refuser, proposer, accepter, innover, se former, demander, répondre et se positionner. »⁷

Mon premier cours en solo fut une catastrophe. Accrochée à ma préparation, à mes notes, je n’avais pas pris en compte mes partenaires dans cette histoire, à savoir les apprenants. J’avais construit, élaboré ma séance de cours avec, comme base, les théories apprises. Lorsqu’au bout de deux heures de cours quasi « magistral », S. m’a dit « ça va trop vite, je ne comprends pas », je me suis arrêtée, j’ai vu le groupe ou plutôt j’ai regardé chaque personne et, à l’évidence, S. n’était pas la seule à se sentir perdue. Je suis arrivée dans le bureau où se trouvait mon collègue Patrick, complètement paniquée : « Je ne comprends pas, j’ai pourtant suivi la méthode… » Oui… mais là où lui prenait tout son temps, j’avais déjà passé en revue la mémorisation, le repérage des unités de sens, et j’étais même arrivée aux mots !⁸ Tout cela en une séance de trois heures.

Depuis, lorsque je prépare mes séances, je m’imagine le groupe en face de moi mais aussi toutes les individualités, j’essaye de concevoir une séance qui « parlera » à tous. Je laisse la place à la parole et aux échanges, je n’essaye pas de tout maitriser, c’est chose impossible car nous sommes toujours surpris par ce qui peut émerger d’un groupe. Ce que j’ai appris, c’est le « lâcher prise maitrisé ». Laissons la place au questionnement, au doute, aux innovations, aux demandes mais soyons d’accord pour avancer ensemble.

1. Étudiants qui préparent un BES (Brevet de l’Enseignement Supérieur) pour devenir formateurs en alphabétisation.
2. Voir : Kristine MOUTTEAU (entretien avec), Chercher, expérimenter, réajuster pour faire acquérir les notions de grammaire de base, in Journal de l’alpha, n°173, avril 2010, pp. 58-68, www.lire-et-ecrire.be/ja173
3. Arthur LOCHMAN, La vie solide, Payot, 2019.
4. Voir : Plateforme d’orientation du Collectif Alpha, www.collectif-alpha.be/spip.php?article72
5. ^[Luc CARTON (rencontre avec), L’Éducation permanente, une démarche fondatrice de la démocratie culturelle, février 2021, Capsule n°1 : Historique et concept de l’éducation permanente populaire, https://ligue-enseignement.be/capsules-video-leducation-permanente-une-demarche-fondatrice-de-la-democratie-culturelle
6. Francis TILMAN et Dominique GROOTAERS, Les chemins de la pédagogie, Chronique Sociale / Couleur Livres, 2006.
7. Extrait de la Plateforme du Collectif Alpha, op. cit.
8. Voir : Patrick MICHEL, Du sens au signe, du signe au sens. Une méthode intégrative pour apprendre à lire et devenir lecteur à l’âge adulte, Les Éditions du Collectif Alpha, 2013. Cette méthode, rédigée bien plus tard, est le fruit de notre collaboration ; Patrick et moi l’avons construite ensemble sur la base de notre expérience commune avec le groupe dont nous partagions alors l’animation.