Chaque année, l’Athénée Royal Louis Delattre de Fontaine l’Evêque organise une Journée citoyenne où des associations sont conviées à présenter leurs missions et activités aux élèves. A l’occasion de cette journée, Lire et Écrire Charleroi a sensibilisé, en avril 2022, une classe de 1ère secondaire aux réalités de l’analphabétisme et à l’importance de savoir lire et écrire pour être citoyen et acteur dans la société.

Sensibiliser les élèves à l’illettrisme : une action citoyenne essentielle

Entretien avec Ingrid Bertrand,
Anciennement chargée de projets de sensibilisation
Avec la contribution de Rosemarie Nossaint,
Formatrice Lire et Écrire Charleroi
Propos recueillis et mis en forme par Aurélie Leroy,
Lire et Écrire Communauté française

Lors d’une journée citoyenne organisée dans une école, vous avez sensibilisé des élèves à l’illettrisme. Comment s’est déroulée cette journée ? Quels étaient ses objectifs ?

Nous avons rencontré lors d’une matinée une classe de 18 élèves de 1ère secondaire. La matinée a été découpée en deux. J’ai animé la 1ère partie et proposé une séance de sensibilisation sur l’analphabétisme. Ma collègue Rosemarie Nossaint a mis en place un atelier sur le thème de la concentration qui s’inscrivait dans une approche plus ludique.

Après avoir fait connaissance avec les élèves, je leur ai proposé de remplir une fiche signalétique constituée de questions illisibles1 à déchiffrer afin de les faire plonger dans les réalités de l’illettrisme. Au bout de quelques minutes, ils ont réagi : « On ne comprend rien, on ne sait pas ce qu’il faut écrire, il faut deviner… ». Ils ont très vite compris que, pour les personnes qui ne savent pas lire et écrire, c’est compliqué. Et qu’elles ressentent fréquemment de l’incompréhension. Je leur ai donné ensuite le formulaire en français lisible. C’était la 1ère activité.

Ensuite, je leur ai distribué des post-it. Je leur ai demandé de lister sur chaque post-it des actions qu’ils ont effectuées au cours des dernières 24 heures et qui ont fait appel à la lecture ou à l’écriture. J’ai rassemblé les post-it sur un grand tableau. J’ai ensuite divisé le tableau en 2 colonnes : important/pas important. Dans la colonne « important » étaient classées les actions pour lesquelles la maitrise de la lecture et de l’écriture s’avérait primordiale. « Est- ce que ma vie serait impactée à ce niveau si je ne savais pas lire et écrire ? Est-ce que cela changerait ma vie de façon importante ou non ? ».  Les élèves ont donc repositionné les post-it en fonction de cette consigne. Ils se sont rendus compte qu’il y avait davantage de post-it positionnés dans la colonne « important » que dans l’autre colonne. Et que ne pas savoir lire et écrire impactait fortement la vie quotidienne des personnes concernées. Ils m’ont avoué : « On ne s’en rend pas forcément compte mais on a besoin de savoir lire et écrire pour tout et tout le temps ».

Quelles situations dans lesquelles la lecture ou l’écriture intervenaient les élèves ont-ils citées ? Quels domaines étaient concernés ?

L’utilisation des réseaux sociaux : communiquer, lire des messages. Lire un livre, des publicités, un courrier, étudier, prendre connaissance du journal de classe. Mais aussi comprendre la notice d’utilisation d’un médicament, la consigne d’un jeu vidéo, préparer une recette, prendre les transports en commun, remplir un formulaire d’inscription au sport. Les situations mentionnées faisaient écho à leur réalité quotidienne.

Par la suite nous avons débattu de l’importance de l’écrit dans la vie de tous les jours. Nous avons visionné le court-métrage « Sans toi »2 . Ce court-métrage met en scène une mère en difficulté avec l’écrit à la recherche d’un emploi et qui est aidée par son fils de 10 ans. Les élèves se moquent dans un premier temps ouvertement de cette mère pour ensuite mettre le doigt sur ses difficultés à prendre sa place par rapport à son fils. Nous avons regardé également les spots de notre dernière campagne Les oubliés du numérique : Delete or enter ?3 pour aborder les conséquences du tout numérique sur les personnes illettrées. Je leur ai distribué du matériel afin de les sensibiliser en tant que jeune relais :  une clé USB avec le court-métrage, un QR code donnant accès à un quiz, le guide Questions sur l’alphabétisation- Réponses aux 61 questions les plus fréquentes4, la BD Les rebelles de l’illettrisme5, un flyer avec l’offre de formation sur Charleroi.

Quelles étaient leurs questions, leurs commentaires durant le débat ? Qu’ont-ils appris durant cette séance ?

Ils se sont rendu compte des conséquences de l’analphabétisme pour les personnes qui le vivent. Ils se demandaient : « Comment font les gens qui ne savent pas lire et écrire dans la vie de tous les jours ? Est-ce qu’ils en parlent ? Est-ce qu’ils le cachent ? S’ils ne le disent pas, comment font-ils pour se débrouiller dans la vie ? ». Nous avons cherché ensemble des stratégies qu’ils peuvent utiliser pour demander de l’aide sans devoir avouer leurs difficultés de lecture et d’écriture comme par exemple : « Je n’ai pas mes lunettes » ; « Ce n’est pas ma langue », etc. Un des élèves a expliqué au groupe qu’il connaissait une personne en difficulté de lecture et d’écriture dans son entourage et qu’il s’appuyait, en cas de difficultés, sur sa femme.

D’une manière générale, ils ont été très réceptifs, très réactifs malgré leur jeune âge. Nous avons beaucoup échangé au final. Ils se sont vraiment mis dans la peau d’une personne illettrée. Ils ont été fort surpris qu’il y ait autant d’adultes qui ne savent pas lire et écrire… et ont réalisé que l’illettrisme est difficile à déceler. Cela ne se « voit » pas et les personnes en difficulté n’en parlent pas forcément. Ils étaient sensibles au fait qu’il y ait des organismes comme Lire et Écrire qui ne les laissent pas au bord de la route… Ils m’ont également demandé : « Comment ça se fait que des personnes n’arrivent pas à lire et à écrire alors qu’elles ont été à l’école ? ». Je leur ai expliqué que ces personnes ont décroché à un moment donné et que lorsqu’on n’utilise pas ou plus l’écrit, cela se perd…. C’est quelque chose qui les a beaucoup interpellés. Il n’était pas facile de répondre car tu mets le doigt sur les dysfonctionnements de l’école, de l’institution dans laquelle ils se trouvent. J’ai quand même rappelé que le système scolaire est défaillant mais je ne suis pas là pour faire le procès de l’école non plus. Je pense surtout qu’il est temps que l’école se pose la question sérieusement.

Et pour preuve, de plus en plus d’établissements scolaires nous appellent. Ils ont des élèves, souvent d’origine étrangère, qui présentent des grandes difficultés et qui n’arrivent pas à suivre le programme… Ils se retrouvent démunis alors ils cherchent de l’aide. Mais nous, nous accueillons des adultes… Quels acteurs peuvent aider dans ce domaine-là au sein de l’enseignement formel ? Les enseignants ne sont pas outillés. Ils ne pas formés à l’alpha ou au Français langue étrangère.

Par la suite, vous avez proposé une animation aux élèves. Pourriez-vous m’en dire plus ?

Après la séance de sensibilisation, Rosemarie Nossaint a proposé aux élèves un atelier pédagogique sur la concentration. Elle souhaitait montrer une partie du travail que nous menons en formation avec des adultes. Et que lorsqu’on est un adulte en formation, c’est difficile de se concentrer. Il y a un tas de responsabilités, il y a la charge mentale. De la concentration est primordiale pour apprendre. Avant de faire des exercices pour apprendre à lire et à écrire, il est nécessaire au préalable de travailler la faculté de concentration. Rosemarie a donné des exercices aux élèves, des dessins fournis où il fallait identifier/chercher des objets. Pour faire travailler leur concentration, leur observation, le geste graphique. Pour leur montrer que c’est indispensable au début avec des adultes en formation avant d’apprendre à lire et à écrire stricto sensu. Ils ont été attentifs.

Quelle a été la suite de votre intervention ? Avez-vous d’autres projets ou souhaits de sensibilisation dans les écoles ?

Après la matinée, nous avons rencontré le préfet des études et la proviseure de l’établissement qui est aussi échevine de l’enseignement sur le territoire. Tous deux sont conscients des difficultés de lecture et d’écriture, non seulement chez leurs élèves mais aussi dans les familles. Ils ont mis en place des séances de renforcement en français, individuelles et collectives. Ils collaborent aussi avec le PMS lorsque s’y ajoutent des troubles de l’apprentissage ou des difficultés psychologiques, médicales ou sociales.

A côté de cela, l’école a mis en place des séances hebdomadaires de lecture auprès des élèves. Lorsqu’une sonnerie prévue à cet effet se met en marche, les élèves s’adonnent à une demi-heure de lecture. Tout le monde lit et chaque classe l’organise comme elle le souhaite. Le corps professoral se réunit en amont pour choisir un ouvrage et demande aux élèves de le conserver avec eux. C’est une initiative fort appréciée des élèves.

Nous avons souhaité rencontrer davantage de classes de cette école, sensibiliser le corps professoral, le secrétariat mais le projet n’a pas pu aboutir. Nous aimerions intervenir davantage en milieu scolaire où nous devons souvent « forcer la porte ». La peur de mettre en évidence les manquements du système scolaire y joue probablement un rôle.

Nous avons, au sein de nos formations, un groupe de jeunes communément appelé les « NEETS6». Ce sont des jeunes adultes de 21, 22 ans qui se sont retrouvés en décrochage scolaire vers l’âge de 15-16 ans. Ils ont été souvent mis à la porte de chez leurs parents, ont vécu chez leurs copains ou copines, ont parfois eu un enfant très tôt tout en ayant des difficultés importantes avec la lecture et l’écriture. Comment cet enfant va-t-il évoluer sans culture écrite autour de lui ? Si leurs parents éprouvent des difficultés à suivre la scolarité de leur enfant, ils risquent à ce moment-là de reproduire l’illettrisme…

En intervenant dans les écoles, nous pouvons sensibiliser mais aussi essayer de prévenir pour leur avenir, rappeler combien l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est important…  Et si leurs parents rencontrent des difficultés, il y a des organismes qui peuvent les aider. Ce serait primordial d’inclure les enfants dans la réflexion afin d’éviter la reproduction de l’analphabétisme. L’école est un lieu essentiel de sensibilisation. Mais l’école n’est pas toujours très réceptive. Nous aimerions que l’école se positionne enfin comme acteur de changement.


  1. L’écriture illisible a aussi été utilisée par exemple lors de la campagne de sensibilisation de Lire et Ecrire organisée en 2018. Voir : https://lire-et-ecrire.be/8-septembre-2018-Journee-internationale-de-l-alphabetisation.
  2. Court métrage réalisé par Liria BÉGÉJA en 2003 dans le cadre d’une campagne d’information sur l’illettrisme organisée par le Syndicat de la Presse Sociale, https://www.youtube.com/watch?v=PJSD_45tQpQ.
  3. Voir : https://lire-et-ecrire.be/Les-oublies-du-numerique-2021.
  4. Questions sur l’alphabétisation – Réponses aux 61 questions les plus fréquentes, Lire et Écrire Communauté française, 2017 (7ème édition), https://lire-et-ecrire.be/L-alphabetisation-en-61-questions.
  5. Voir : https://lire-et-ecrire.be/Les-rebelles-de-l-illettrisme
  6. Jeunes de moins de 24 ans qui ne travaillent pas et ne suivent pas d’enseignement ni de formation.