Point de départ du voyage
Avant de rentrer dans le contenu de la formation, il convient de faire un petit détour par son point de départ. Préalablement à la reconnaissance de Lire et Écrire en tant que mouvement d’éducation permanente en 2007 et, surtout, en amont du lancement d’une large consultation du personnel pour le plan de formation en 2009, le contenu de ce module et son organisation étaient différents. Ses contours prenaient plutôt la forme d’interventions variables à la demande des équipes dans le cadre par exemple d’un complément à la formation de base3 organisée sur leur territoire. Dans les thématiques abordées, il pouvait y avoir « un peu de tout », c’est-à-dire des questions liées aux causes de l’analphabétisme dans le monde, à la pédagogie ou aux règles de fonctionnement de l’association.
Parallèlement, à partir d’une consultation de l’ensemble des travailleur·euse·s et des réflexions d’un groupe de travail, un plan de formation interne du personnel a vu le jour en 2009. Vingt-deux compétences ont alors été identifiées dans un plan de formation. Parmi elles, on retrouve notamment les compétences à se mettre dans une dynamique de recherche et d’évolution, à développer une expertise par rapport à l’illettrisme et l’alphabétisation, à analyser, réfléchir et proposer des pistes d’actions dans une perspective de changement sociopolitique ou encore à soutenir les apprenants dans l’émergence, l’évolution, le suivi et l’aboutissement d’un projet cohérent de formation en alpha, etc. C’est sur ces bases que trois modules de formation interne Analphabétisme en Belgique et dans le monde, Travailler à Lire et Écrire et Alpha pop4 ont été élaborés avec l’ensemble des acteur·rice·s du mouvement et animé·e·s avec eux et elles5.
Cap sur les objectifs de l’expédition
Ces formations offrent l’occasion aux travailleur·euse·s de notre structure qu’ils soient ou non nouveaux·elles formateur·rice·s, de découvrir et d’expérimenter les dispositifs pédagogiques mis en œuvre au sein des formations avec nos apprenant·e·s. Elles permettent de mettre les travailleur·euse·s en situation d’auto-socio-construction des savoirs : le groupe est perçu comme un espace d’apprentissage où chaque individu a un rôle à jouer et où de nouveaux savoirs se construisent grâce à des actions développées collectivement6. L’hétérogénéité des profils et des fonctions des travailleur·euse·s est également une opportunité pour le groupe : les personnalités, les identités et les expériences de chacun alimentent les réflexions du groupe. On confronte, on compare, on tente de comprendre les phénomènes d’analphabétisme en Belgique et à travers le monde.
En effet, lors de la Journée internationale de l’alphabétisation du 8 septembre, un focus est mis sur les chiffres de l’analphabétisme dans le monde, il ressort que plus de 750 millions7 de personnes sont analphabètes. Mais sur quelles données, quelles études se basent ces chiffres ? D’où vient le chiffre de 1/108 avancé par Lire et Écrire depuis les années 80 alors que les statistiques officielles de l’Unesco9 invoquent un taux d’alphabétisation maximal en Belgique francophone ?
Autant de questions qui sont le point de départ de la formation Analphabétisme en Belgique et dans le monde et auxquelles les travailleur·euse·s tentent de réfléchir lors de cette formation de trois jours. La formation est l’occasion de questionner nos connaissances et croyances initiales, de les confronter à d’autres perspectives au travers d’échanges, de mises en situation, de lectures et découvertes, afin que chacun puisse se repositionner (aussi dans la fonction qu’il occupe au sein de Lire et Écrire) et puisse construire un savoir nouveau10.
Carte des étapes
Le court descriptif qui va suivre reprend le déroulé de la dernière formation en date. Celle-ci a eu lieu en mars 2023 et comptait une quinzaine de travailleur·euse·s issu·e·s de cinq régionales du mouvement Lire et Écrire aux fonctions allant d’assistant·e administratif·ve à conseiller·ère pédagogique en passant par agent·e d’accueil, de guidance et d’orientation et formateur·rice.
Lors de la première journée, après une première activité brise-glace,11 les participant·e·s explorent les définitions d’analphabétisme et d’illettrisme. Ils·elles discutent de leurs perceptions au travers d’un photolangage (en choisissant une image qui représente pour eux le mot « analphabétisme »). Ils·elles approfondissent ensuite leurs connaissances à travers des lectures qui mèneront à des présentations en sous-groupes. Les lectures sont issues de dictionnaires de différentes époques, des extraits de textes d’ouvrages de référence, etc. Cet exercice permet de prendre conscience de la pluralité de définitions que recoupent ces termes selon les époques mais également d’avoir une vision historique des termes. Cela permet ensuite d’arriver à la nomenclature actuelle12, définie par le Comité de pilotage de l’alpha13 : les personnes qui ne maitrisent pas les langages fondamentaux (oral, lecture, écriture et calcul) et savoirs de base équivalents au CEB dans aucune langue14,15.
Photo de la 1ère journée. Présentation des affiches sur la pluralité des définitions données aux termes analphabète, illettré et lettré.
Après avoir défini les publics, nous partons à la découverte des réalités de l’analphabétisme dans le reste du monde. Pour ce faire, sur le même modèle que précédemment, nous démarrons des représentations des participant·e·s. Chaque sous-groupe construit sa représentation du taux d’analphabétisme sur le continent qu’il·elle souhaite travailler. Par la suite, nous poursuivons l’exploration de différents types de documents mis à disposition des participants : statistiques officielles de l’UNESCO, indice de développement humain, analyses et études qui nous permettent de nous questionner, de réfléchir et de comprendre les causes de l’analphabétisme à travers le monde. Chaque sous-groupe est invité à produire une trace de ses recherches et réflexions : soit par le biais d’une affiche récapitulative soit par une modélisation en trois dimensions.
Photos de la 2ème journée. Présentations des recherches en sous-groupe sur les causes de l’analphabétisme selon les régions du monde.
Un travail de synthèse est ensuite réalisé à partir de l’ensemble des productions. La persistance de l’analphabétisme dans le monde s’attache, certes, à des aspects liés à l’individu (psychologiques et reproduction du schéma familial) mais également à des aspects davantage liés au milieu social et culturel (conditions de vie, traditions, signes d’appartenance à une communauté, culture scolaire, etc.). Ces différents aspects sont eux-mêmes les conséquences du contexte sociétal (le système de valeurs véhiculé dans la société dans laquelle on évolue, le système politique, le système économique, le climat, etc.)
Ce travail de synthèse nous fait voir que l’analphabétisme n’est pas un problème individuel et qu’il a pour causes l’oppression, l’exclusion sociale, culturelle, politique et économique, dans une société inégalitaire, confirmant ainsi la visée pédagogique de Lire et Écrire et son orientation en alphabétisation populaire16. L’alphabétisation y est considérée comme un processus qui transforme l’apprentissage en un outil d’expression sociale et de pouvoir personnel, favorisant l’ouverture culturelle et la participation citoyenne en vue d’améliorer la vie personnelle et sociale des individus et de contribuer à des changements sociaux plus larges, tendant vers plus d’égalité17.
La troisième journée est consacrée aux dynamiques motivationnelles d’entrée et de maintien en formation. Elle démarre des expériences personnelles de formation de chacun des participant·e·s afin d’identifier les freins, les obstacles et les éléments facilitateurs à l’accès à la formation et à la poursuite de celles-ci. Après avoir réalisé un parallèle avec les situations des apprenant·e·s qui fréquentent nos formations, le groupe analyse les critères sur lesquels les travailleur·euse·s peuvent avoir une influence et ceux sur lesquels ils·elles n’ont pas de prise. Ce cheminement amène ensuite les différents sous-groupes de travail à des propositions d’actions pour attirer des publics en formation (ceux que l’on ne touche pas encore), maintenir les apprenant·e·s en formation et sensibiliser l’ensemble de la société à la persistance de l’analphabétisme. Des ateliers de réflexion permettent aux participant·e·s de formuler des pistes concrètes à mettre en œuvre.
Photo de la 3ème journée. Tableau des freins et des facilitateurs pour entrer et se maintenir en formation
Chemin des voyageurs et voyageuses
Au fil de la formation, les participant·e·s prennent conscience de leurs représentations, parfois profondément ancrées, de la relativité des chiffres liés à l’analphabétisme en Belgique et dans le monde, et les remettent en question. Cet exercice de réflexion nous engage personnellement en explorant nos valeurs et leurs fondements. Remettre en question constamment les connaissances existantes, rechercher activement de nouvelles informations, considérer diverses perspectives et prendre des décisions éclairées exigent également de traiter l’information différemment : analyser, comprendre, et évaluer.
Les trois journées de formation illustrent également la nécessité de se tenir informé sur l’évolution de l’analphabétisme en Belgique et sur les actions mises en œuvre pour sensibiliser et agir contre l’analphabétisme. Les participant·e·s ont pu également s’enrichir des bonnes pratiques énoncées par leurs collègues.
Nouvelles perspectives
De manière générale, cette formation est jugée enrichissante par les participant·e·s. Ceux et celles qui n’occupent pas des fonctions pédagogiques s’ouvrent à la diversité des approches pédagogiques proposées par Lire et Écrire ; tous et toutes relèvent la pertinence des thématiques abordées. En effet, le travail sur les représentations permet de percevoir les stéréotypes qui peuvent en découler tels que « les apprenants qui fréquentent les cours chez Lire et Écrire sont uniquement des personnes étrangères » ; « Si les apprenants abandonnent les formations c’est uniquement parce qu’ils ne sont pas motivés » ; « Si les personnes sont analphabètes c’est parce qu’elles n’ont pas assez travaillé à l’école » ; « Les personnes analphabètes sont extrêmement dépendantes des autres » ; etc. Faire émerger ces idées reçues et y travailler permet de s’ouvrir aux réalités et aux contextes de vie des apprenant·e·s qui fréquentent nos formations. Les participant·e·s ont particulièrement apprécié l’accent mis sur la réflexion critique, témoignant de l’impact positif de cette formation sur la pratique professionnelle des travailleurs et travailleuses de Lire et Écrire.
- Qui s’intéresse au fonctionnement organisationnel et au contexte institutionnel
du mouvement d’éducation permanente Lire et Écrire. - Qui met au jour les principes fondamentaux de l’alphabétisation populaire et son implication dans les projets pédagogiques menés au sein des équipes pédagogiques
de Lire et Écrire. - Il s’agit d’une formation (de 5 à 20 jours) dont l’objectif est de former de futur·e·s formateur·rice·s en alphabétisation. Ils peuvent y découvrir le contexte dans lequel l’alphabétisation s’inscrit, les approches pédagogiques préconisées dans le secteur et analyser les enjeux politiques liés à la formation des adultes. https://lire-et-ecrire.be/Formations-de-base
- Qui s’appelait avant la publication de notre cadre de référence pédagogique Comprendre, réfléchir et agir le monde, « Alpha : pour quoi ? comment ? ».
- Il s’agit d’une décision collective de l’ensemble des directeur·rice·s des 11 associations qui constituent Lire et Écrire.
- Elodie CAILLIAU, María Echeverria Cañas (coord.), Citoyen dans un monde numérisé : quels savoirs, quelles compétences ?, Lire et Écrire, 2024, p.2, https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/cadre
- Chiffres de l’UNESCO, https://www.unesco.org/fr/literacy/need-know.
- En Belgique francophone, on estime qu’une personne sur dix présente des difficultés en lecture et écriture, https://lire-et-ecrire.be/Donnees-chiffrees-sur-l-illettrisme.
- https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SE.ADT.LITR.ZS.
- https://lire-et-ecrire.be/Formations-de-base.
- Une activité brise-glace est une activité conçue pour aider les participants à se sentir plus à l’aise et à mieux se connaître. Elle se fait généralement en début de formation ou de réunion.
- http://www.alpha-fle.be/index.php?id=19264.
- Qui regroupe des membres issus de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Commission communautaire française de la région de Bruxelles-Capitale (COCOF), de la Région wallonne et du mouvement associatif «Lire et Écrire».
- Le Certificat d’études de base (CEB) est, dans l’enseignement belge, délivré à la fin de la 6ème année primaire aux enfants âgés, en moyenne, de 11-12 ans.
- On parlera d’alpha pour francophones ou pour non-francophones.
- Aurélie AUDEMAR, Catherine STERCQ (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire Communauté française, 2017, https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire
- Voir la charte de Lire et Ecrire qui définit les principes d’éducation populaire sur lesquels Lire et Écrire fonde et développe ses actions : https://lire-et-ecrire.be/Charte-de-Lire-et-Ecrire.