Pouvez-vous me présenter en quelques mots votre association et vos missions ?
L’Institut Kurde de Bruxelles est une association laïque à but socioculturel, fondée à la fin des années 70 par des personnes d’origine kurde, militant pour leurs droits fondamentaux en Belgique et dans leur pays d’origine. En 2020, cet héritage se traduit par un souci accru quant à l’accueil des minorités ainsi que par une démarche de défense des droits humains. Nos actions visent à accompagner les Bruxellois d’origine étrangère au travers d’actions d’éducation permanente et de cohésion sociale. Nous accueillons une cinquantaine de personnes ; 20 enfants au sein de l’école de devoirs et une trentaine de personnes dans les formations alpha et français langue étrangère. Il y a aussi les permanences sociojuridiques, des ateliers d’initiation à la citoyenneté et une école de devoirs. Notre équipe est constituée de personnes issues de groupes culturels et linguistiques variés (7 langues parlées), c’est un atout car cela facilite la communication avec le public tout autant que l’approche interculturelle des animations.
Qu’est ce qui empêche d’apprendre, selon vous ? Quelles sont les difficultés rencontrées par votre public ? En quoi ces difficultés impactent-elles les apprentissages ou le suivi des formations ?
À l’Institut, nous accueillons des personnes de plus de 30 origines différentes. Le profil des apprenants va du statut de réfugié politique à celui de travailleur sans papiers. Ce qui est manifeste à Saint-Josse, c’est le cumul des difficultés et des inégalités qui peut se répercuter sur les conditions d’apprentissage. L’IBSA1 nous renseigne ainsi à titre d’exemple que le revenu moyen par habitant est le moins élevé de la région, le chômage touche 44% des jeunes, le retard scolaire est préoccupant, 37% des gens bénéficient d’une intervention majorée pour les soins de santé… On remarque que le bâti tennoodois est sujet à vétusté puisque les deux-tiers des logements datent d’avant 1920, qu’ils sont mis pour la plupart en location et que peu d’entre eux ont été rénovés de manière durable.
Il y a donc une multitude de facteurs, qui cumulés, peuvent constituer autant de freins à l’apprentissage. J’identifie deux registres : les difficultés qui relèvent des besoins de la personne et de son vécu, et le contexte social et politique dans lequel nous évoluons. En premier lieu, il y a tout ce qui touche aux besoins de base comme les difficultés liées au logement, à l’alimentation, aux soins médicaux, à la nationalité et aux titres de séjour. Lorsque ces besoins sont insatisfaits et donc sources de préoccupation importantes, c’est difficile, pour les apprenants, de se projeter dans un parcours de formation, d’apprendre la langue.
L’état de santé des personnes nous préoccupe beaucoup, cela impacte les apprentissages dans le sens où les personnes sont moins disponibles d’esprit, voire s’absentent pour convalescence. La maitrise de la langue est pourtant un élément déterminant pour prendre en charge ses soins de santé : le vocabulaire médical est difficilement compréhensible… ce n’est pas facile de s’adresser au service compétent, de communiquer avec le personnel soignant, de comprendre la posologie des médicaments…
Les personnes qui sont réfugiées politiques sont fort accaparées par la situation de leur pays d’origine où les droits fondamentaux sont bafoués. Il y a des personnes qui me disent « Martin, ma priorité est de me rendre à une manifestation ce matin » et donc elles s’absentent. Par la force des choses, elles doivent s’engager.
L’accès aux droits sociaux s’accompagne souvent de démarches administratives compliquées ; quand les participants doivent s’absenter pour répondre à des sollicitations d’Actiris, du CPAS, etc., cela entrave le déroulement des animations. Pour pouvoir bien apprendre, il faut que la personne puisse être présente et participe à la vie du groupe.
On peut aussi citer l’exemple d’une travailleuse sans-papiers qui accède à un revenu suffisant, parvient à ménager du temps pour se former en langue mais qui se trouve dans une impasse quant à la régularisation de sa situation.
En second lieu, il y a ce qui relève du contexte dans lequel les personnes évoluent. Malgré que le dispositif régional de cohésion sociale2 identifie l’apprentissage de la langue comme une priorité, les obstacles sont encore trop nombreux pour les personnes voulant s’inscrire dans cette démarche. Il faudrait davantage de concertation entre les différentes institutions pour que les apprenants ne se retrouvent plus dans des situations absurdes où ils doivent par exemple s’absenter pour se rendre au CPAS, cumuler deux formations redondantes de dix heures chacune pour satisfaire aux exigences d’Actiris, attendre indéfiniment pour obtenir une place à un module de citoyenneté quand c’est la dernière étape à franchir pour obtenir la nationalité… Les politiques d’activation répondent à des impératifs de réduction du chômage, elles demandent aux personnes de se conformer et de s’adapter au marché du travail, ne visent donc pas forcément l’émancipation et peuvent malheureusement télescoper le travail du dispositif de cohésion sociale.
Les permanences sociojuridiques que vous organisez au sein de votre asbl participent-elles à l’accompagnement de ces difficultés vécues par votre public ?
Oui, notre but à l’Institut Kurde est d’offrir des services cohérents pour que les personnes puissent faire évoluer leur situation. Nous avons un service social qui répond aux demandes de manière individuelle. Adultes, parents ou enfants sont ainsi accueillis, écoutés et informés. Nous essayons de les aider dans leurs difficultés sociales, juridiques, administratives et professionnelles et leur donnons des pistes s’ils rencontrent des obstacles. Nous leur présentons l’école de devoirs qui
offre un soutien scolaire, des activités créatives, ludiques, réflexives ainsi qu’un soutien à la parentalité. Nous pouvons ainsi accueillir leurs enfants. L’enfant se rend compte que son parent est impliqué. Et cela facilite vraiment les choses. Par exemple, si on est au fait d’un problème de logement, cela permet de comprendre pourquoi l’enfant est fatigué et pourquoi le parent est accaparé mentalement. Le fait que les parents des enfants de l’école de devoirs suivent également le module de FLE facilite la communication puisque nous avons du temps et des espaces de discussion avec eux. C’est un chouette projet que nous avons réussi à mettre en place. Et nous nous rendons compte que les enfants dont les parents sont présents viennent plus régulièrement à l’école de devoirs et vice-versa. Nous espérons de la sorte entretenir un cercle vertueux.
Comment prenez-vous en compte ces difficultés dans le cadre de la formation ? Que mettez-vous en œuvre pour les aider à les surmonter et faire en sorte que les personnes progressent dans leurs apprentissages ?
Nous constatons que notre public est souvent accaparé par la recherche de réponses à ses besoins de base. Donc, au début de l’année scolaire, je leur demande : qu’est-ce qui est le plus important, le plus urgent à traiter pour vous ? Pour ce faire, je travaille avec des pictogrammes qui illustrent des situations de la vie quotidienne (emploi, santé, logement, scolarité des enfants, alimentation, etc.) et qui se veulent représentatifs de thématiques d’apprentissage de la langue française. Je demande aux participants de les hiérarchiser par priorité, de me dire quels sont les sujets qui les intéressent et qui leur permettraient d’acquérir au plus vite de l’autonomie. Nous nous employons donc à identifier les besoins des personnes à l’aide de ces pictogrammes.
Les pictogrammes permettent d’identifier les priorités des apprenants et les thématiques d’apprentissage
Nous retravaillons cela en formation en créant nous-mêmes des exercices de compréhension à l’audition en fonction des thèmes choisis, travaillons l’écrit sur base de documents existants, nous faisons des jeux de rôle pour mettre en pratique ce que nous avons appris. Le jeu théâtral permet de s’approprier des choses qui sont plus lourdes (par exemple les discriminations selon l’origine), de mettre en exergue des situations problématiques sur le ton de l’humour…
Dans le cadre de la formation, nous proposons deux matinées axées sur l’apprentissage de la langue et une matinée consacrée aux problématiques de société et pratiques artistiques afin d’aborder d’autres aspects. Cette dernière est dispensée par ma collègue, Agnès Lalau. Quand j’essaie de partir des besoins linguistiques des personnes, Agnès va plutôt aborder les angles collectifs : qu’est-ce que nous avons comme besoins, comme revendications à faire valoir dans la société belge ? Nous travaillons par projets. Chaque année, en fonction de la problématique que les personnes veulent aborder, nous produisons un support qui sera partagé à un public plus large.
Nous défendons une approche globale basée au maximum sur la pédagogie active et donc sur la vie des personnes ainsi qu’une projection collective positive. Nous avons travaillé entre autres ces dernières années sur la problématique du genre et de l’éducation non sexiste. Notre avons dessiné collectivement un fanzine3 que nous avons déposé, lors de la visite à la Foire du Livre, au stand de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui l’a par la suite exposé. Nous avons participé à la manifestation du 8 mars en faveur des droits des femmes en nous munissant de nos sérigraphies réalisées pour l’occasion et en distribuant le fanzine. Nous mettons en œuvre un maximum d’actions valorisantes et solidaires. Les années précédentes, nous avons ainsi abordé les questions d’écologie et de sans-papiérisme.
Sérigraphies réalisées pour la manifestation du 8 mars en faveur du droit des femmes
Votre démarche pédagogique nécessite-elle une posture particulière en tant que formateur ?
Par rapport à la posture du formateur, c’est évidemment moins confortable dans le sens où l’on ne peut pas s’appuyer sur un seul livre-méthode et lancer l’animation… C’est davantage un travail de composition ancré dans les réalités concrètes des participants, quelque chose de pratique, moins emprunté et qui se veut adapté à leurs besoins d’adultes. Il faut se demander quels sont les besoins des personnes, chercher des documents authentiques sur base desquels travailler, tenir compte des ressources que chacun a déjà développées.
Quel retour avez-vous des apprenants par rapport à cette démarche ?
Beaucoup de personnes appréhendent la pédagogie active car elle va un peu à l’encontre de leurs représentations de l’apprentissage. Quelqu’un qui a vécu un parcours très académique, très scolaire va être plus vite désarçonné qu’une personne qui a eu des expériences pédagogiques plus ouvertes. Même si les personnes se montrent dubitatives au départ, si nous répondons à leurs besoins, la démarche employée va faire sens. Au final, une méthode qui était source de doutes et d’incertitudes peut se transformer au fil du temps en un vrai facteur motivationnel !
Pourriez-vous développer un de vos cycles d’animation, un exemple de votre démarche pédagogique ?
L’année passée, les participantes avaient identifié le logement comme problématique majeure pour elles. L’une d’entre elles devait déménager en fin de bail, il s’agissait donc d’une situation concrète.
Agnès a pris contact avec l’association locale FABRIK4 qui travaille sur les questions de logement et d’aménagement urbain. Elle s’est ensuite procurée la bande dessinée « Il était une voix » auprès de l’asbl Cultures & Santé5. Cet outil pédagogique présente en dessins les récits de femmes et d’hommes inscrits à un cours de français langue étrangère. Il met en lumière des situations d’inégalités sociales de santé vécues en matière de logement6. Agnès a également compilé des documents visuels qui nous renseignent sur les responsabilités des propriétaires et locataires.
De mon côté, j’ai rassemblé et créé des supports d’apprentissage variés relatifs au logement (jeu de société, affiches, fiches FLE issues de méthodes, compréhension à l’audition, etc.). Les participants à la formation ont recherché, photographié et imprimé des documents authentiques (affiches orange dans la rue, captures d’écran de petites annonces, etc.) qui correspondaient à leurs besoins de logement.
Matériel et supports d’apprentissage rassemblés pour aborder la thématique du logement
Durant plusieurs semaines, nous avons réalisé sur cette base des exercices pratiques pour mieux maitriser la thématique. Par exemple : répondre à une annonce, dessiner et annoter le plan de notre appartement… Nous avons utilisé des jeux de rôles pour simuler des appels téléphoniques (recherche de logement, prise d’informations, etc.). A partir du thème du logement, nous avons abordé de multiples points « langue » tels que le vocabulaire de la maison, les mots interrogatifs, les chiffres et quantités, la notion de temps, les localisateurs, les déplacements, la forme négative…
Avec Agnès, nous avons également débattu du logement sous un angle plus large.
Le groupe a ainsi pris connaissance de ses droits en la matière pour se rendre compte qu’il s’agit, à Bruxelles, d’une problématique de société et non juste une question d’embuches individuelles.
Pour clôturer le cycle d’animation, nous avons rendu visite à l’association FABRIK pour une animation sur la question du chauffage et de l’énergie, suivie d’une séance de questions-réponses. Les participants ont apprécié cette rencontre, ils y ont puisé des conseils intéressants. Nous avons ensuite réfléchi ensemble à des solutions pour faire des économies d’énergie. Suite à cette rencontre, nous avons réalisé un article qui a été publié sur notre blog : « Apprendre à mieux utiliser son chauffage avec l’association FABRIK ». Le cycle d’animation leur a permis aussi de mieux connaitre leurs droits en tant que locataires. Nous visons, par ce cycle d’animation, à leur rendre au maximum un pouvoir d’agir sur leurs situations de vie.
En résumé, le cycle d’animation est passé par les étapes suivantes :
Questionnement du public quant à ses besoins
Relevé des prérequis « langue » / de connais-sances par rapport à la thématique choisie
Mise en recherche de l’équipe et des participantes
Appropriation des contenus linguistiques sur base de documents authentiques
Exercices pratiques, jeux de rôle…
Débat sous un angle « société »
Rencontre de personnes ressources
Rédaction et publication d’un article de synthèse par les apprenantes sur le blog de l’Institut
- INSTITUT BRUXELLOIS DE STATISTIQUES ET D’ANALYSES, Zoom sur les communes : Saint-Josse-Ten-Noode, Observatoire de la Santé et du Social à Bruxelles, 2016. ibsa.brussels/sites/default/files/publication/documents/Saint-Josse-ten-Noode_FR_2_pma.pdf?current=/node/19
- La politique de Cohésion sociale consiste à mettre en place des initiatives en faveur des processus garantissant l’exercice de la citoyenneté active, du vivre ensemble des populations précaires sous l’impulsion de la COCOF et en partenariat avec les communes et les associations locales actives dans les quartiers fragilisés de Bruxelles. Le programmes quinquennal 2016-2020 définit des axes prioritaires dont le soutien et l’accompagnement à la scolarité, l’apprentissage et l’appropriation de la langue française en tant que citoyen actif, la citoyenneté interculturelle et le « vivre ensemble ». Un décret spécifique soutient notamment le parcours d’accueil pour primo-arrivants. Voir : ccf.brussels/diversite-et-citoyennete
- Voir l’article sur le blog : blogikb.be/eduquer-les-nouvelles-generations
- FABRIK est une association d’échange et de création qui se consacre à l’étude et l’action sur le territoire habité de Saint-Josse à travers des dynamiques participatives, environnementales et expérimentales. Elle est active dans la rénovation urbaine et le soutien à la participation des habitants à la revitalisation de leur quartier. Voir : www.fabrikfabrik.be/fr/association
- Cultures & Santé est une association de promotion de la santé, d’éducation permanente et de cohésion sociale, située à Bruxelles et active sur la Fédération Wallonie-Bruxelles. Voir : www.cultures-sante.be
- Trois autres thématiques sont également abordées au travers de l’outil : l’emploi, l’école et les soins de santé. Un fichier d’exploitation pédagogique accompagne la bande dessinée et permet de mener des animations concrètes de groupe autour de la question des inégalités sociales et de leurs impacts sur la santé. Il est destiné aux acteurs de terrain (médecins, éducateurs, animateurs…), aux étudiants ou à tout groupe de citoyens. Certaines animations peuvent être menées auprès d’un public maitrisant plus difficilement le français, voire la langue écrite. Voir : www.cultures-sante.be/nos-outils/outils-education-permanente/item/398-il-etait-une-voix.html