Sophie, peux-tu expliquer la genèse du projet et le profil du groupe qui y a participé ?
Ce projet a commencé au mois de septembre 2022 et s’est terminé en juin 2023. Il a été mis en place avec un groupe d’une quinzaine de personnes, onze femmes et quatre hommes. Ils parlaient tous un français relativement courant, pas toujours structuré mais suffisant pour comprendre la situation, les formateurs et les différentes interactions. Certains avaient plus de difficulté à exprimer leur point de vue mais cela ne les a pas empêchés de prendre une part active dans le projet.
Ce groupe était également plutôt lecteur. On pouvait donc partir d’un seul et même document écrit avec tout le groupe. Certains allaient plus vite au niveau du déchiffrage, quand d’autres avaient besoin de soutien, mais par rapport aux stratégies de lecture, le fait d’utiliser des documents communs était important pour la faisabilité du projet. Il faut aussi dire qu’à Lire et Écrire Liège, nous travaillons en binôme avec un autre formateur. Dans mon cas, il s’agit de Pierre Degée.
Pour commencer, nous avons parlé avec les stagiaires de ce qu’ils aimaient, de ce qu’ils avaient envie de faire, de leurs gouts, etc. Certains d’entre eux avaient eu l’écho d’un projet vélo un peu similaire mené l’année précédente : un groupe avait fait un stage d’une semaine pour apprendre à rouler à vélo. Comme j’en étais la formatrice, ils m’ont demandé plus d’informations et se sont montrés preneurs.
Suite aux discussions, nous avons commencé par analyser toutes les informations. Les motivations étaient fort liées à la santé, au fait de prendre soin de soi, à l’environnement, la pollution et l’autonomie dans les trajets. Concernant l’autonomie, les stagiaires ont par exemple évoqué la facilité d’utiliser un vélo plutôt qu’une voiture qui nécessite un permis de conduire.
Aussi, ils avaient tous un souvenir du vélo quand ils étaient petits, avec des expériences heureuses ou malheureuses. Face aux souvenirs plus douloureux (le fait d’être tombé et de ne plus s’être senti capable), l’idée de reprendre une petite revanche sur la vie était bien présente, se dire « cette fois-ci, ça va peut-être marcher » faisait partie des motivations.
Quelles ont été les différentes étapes du projet ?
Ce projet s’est déroulé en trois grandes étapes. La première a été l’apprentissage du vélo. La seconde concernait la réflexion sur le sens du projet. Et enfin, il y a eu la réalisation et la mise en place de tout ce que nous avions pensé et comment nous allions le rendre concret.
Les pratiques d’éducation permanente doivent s’ancrer dans une action. Pour le groupe, il s’agissait de se rendre en vélo à Maastricht et d’y rencontrer un groupe de cyclistes militants menant des actions et des revendications autour du vélo. L’année s’est terminée avec la présentation du projet devant différents groupes de Lire et Écrire Liège.
Comment mettez-vous un projet en place à Lire et Écrire Liège ?
Avant tout, il y a la mise en place de la structure pédagogique établie par Lire et Écrire Liège. Nous travaillons par projets spécifiques, comme par exemple le fait de prendre part à une visite guidée dans un musée. C’est le contrat de départ. Et c’est à nous les formateurs d’accompagner les stagiaires dans ces projets. Ils sont pour la plupart ici depuis l’année dernière ou depuis deux ans, ils connaissent donc notre façon de fonctionner et le chemin à emprunter.
Après, on va se demander ce que l’on a envie de faire concrètement. Du vélo ? Ok super, on y va !
Il y a eu en tout six séances de mise ou remise en selle avec Pro Velo1. Les stagiaires étaient divisés en deux groupes : ceux qui avaient déjà appris à rouler et qu’il fallait remettre en selle, et ceux qui n’avaient jamais roulé. Les plus expérimentés faisaient des balades en développant des compétences plus techniques, quand les autres étaient dans l’apprentissage pur.
Au moment de l’évaluation, ils ont tous trouvé cela super mais c’est tout. Cela veut dire qu’entre fin janvier et mars, on s’est retrouvés en standby. Les stagiaires ne nous parlaient plus du projet et quand on les relançait par des petites questions, ils nous répondaient : « Eh bien, c’est fini, nous n’avons plus rien à dire. »
Dès lors, pour relancer le groupe, nous leur avons demandé ce que l’on pourrait faire de grand et de chouette ensemble en leur expliquant que nous avions la chance de pouvoir réaliser un projet commun et de disposer d’un budget pour cela. En tant que formateurs, nous avons réouvert le champ des possibles.
Pourquoi et comment avez-vous décidé de vous rendre à Maastricht à vélo ?
Suite à notre relance, le groupe a formulé l’idée d’une activité extérieure. En croisant les questionnements et les envies exprimées, le projet a évolué vers la compréhension des différences de mobilité entre les Pays-Bas et la Wallonie. Pour ce faire, le groupe a décidé de se rendre à Maastricht en vélo pour y observer les aménagements spécifiques pour les vélos et questionner des usagers, membres du Fietsersbond2, puis comparer les réponses obtenues avec ce qui se passe à Liège.
Ce fut tout un travail de recherche, nous avons consulté des cartes et évalué les distances. Maastricht se trouvant à 20 km de Liège, c’était une distance raisonnable pour tout le monde. La partie organisationnelle a pris du temps, il a fallu tatouiller à cause des différentes contraintes : où aller louer les vélos, le prix du train, comment transporter les vélos à Visé où se ferait le départ (la capacité d’accueil des vélos dans le train n’étant pas garantie par la SNCB), etc. Nous avons finalement opté pour la location d’une camionnette qui emmènerait les vélos à Visé et un collègue supplémentaire se joindrait à nous pour l’activité.
La question de qui roulerait et qui ne roulerait pas pour se rendre à Maastricht s’est aussi posée. Comme les nouveaux arrivés en janvier3 n’avaient pas participé à l’atelier avec Pro Velo et ne savaient pas rouler, il a été décidé qu’ils iraient en train. Deux stagiaires du groupe initial qui, après l’atelier, ne se sentaient pas encore à l’aise pour faire un si long trajet et rouler dans la circulation, se joindraient à eux. Les deux groupes se retrouveraient à midi à Maastricht et, l’après-midi, tous participeraient à l’échange de questions-réponses avec les membres du Fietsersbond. Après avoir finalisé la structuration de la sortie, nous l’avons proposée au groupe qui a adhéré.
Comment réussir à relancer un groupe qui semble en panne, qui ne s’engage pas spontanément dans une démarche d’éducation permanente ?
Notre réflexion est de se dire que les stagiaires viennent ici pour apprendre à lire et écrire, ils sont là avant tout pour améliorer leur qualité de vie, ils sont dans des démarches pratiques, parfois dans la survie du fait de leur condition sociale, ils ne sont certainement pas dans une démarche d’éducation permanente. Il y a donc un écart que nous avons mis du temps à comprendre, il faut se poser la question sur la façon de mettre tout cela en place.
Avec le vélo, nous sommes rentrés dans une thématique qui a un volet pratique et qui peut être mise au service de la lecture et de l’écriture. On écrit par exemple des textes en utilisant la MNLE4 et on fait de la grammaire, ici en lien avec le thème du vélo. Les gens sont alors rassurés car on fait du français. On répond à leur besoin, c’est nous les formateurs qui ajoutons quelque chose en plus et là ils sont d’accord. On met un cadre, on fait rêver, on élargit le champ des possibles et c’est à ce moment-là qu’on réfléchit ensemble, avec le groupe à la mise en place du projet. Comment allons-nous faire ?
De quelle manière la pratique réflexive s’inscrit-elle dans l’éducation permanente et l’alphabétisation populaire ?
Travailler sur un projet vélo a permis de rencontrer de nouveaux besoins chez les stagiaires en termes de facilité de déplacement et d’accessibilité. C’était aussi une porte d’entrée vers de nouvelles compétences : connaitre le code de la route, développer sa psychomotricité, être capable de rouler avec un moteur électrique, maitriser les changements de vitesse, etc. Il a fallu anticiper ce qui allait se passer. Par exemple, se rendre à Maastricht en vélo nécessitait de poser la question des dangers liés à la circulation, donc on a dû réfléchir en termes de sécurité, se renseigner sur les pistes cyclables, etc.
En faisant le tour de tous les aspects du projet, on a ainsi rassemblé un panel de questions et on a cherché tous ensemble à y répondre. Pour la location des vélos par exemple, on a décidé de s’adresser à Pro Velo. Mais dans quelle antenne locale ? Au Pays-Bas ou dans notre région ? C’est le genre de projet qui permet de mener des actions qui vont pouvoir percoler dans la vie privée des stagiaires.
En alphabétisation populaire, il faut aussi que le projet soit au service de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Par exemple, on a fait une évaluation individuelle par écrit, sous forme d’atelier d’écriture où on leur a demandé ce qu’ils avaient appris, ce qu’ils avaient aimé dans l’apprentissage du vélo. Il s’agissait pour eux de se situer par rapport au concret, de se sentir capables et d’avoir toutes les clés en main. Se situer de manière méta dans le monde, la société ou l’écologie serait trop abstrait pour les stagiaires, selon moi.
Est-il facile de trouver un juste équilibre entre le projet d’éducation permanente et les besoins des stagiaires ?
Je pense que l’équilibre est précaire. On est parfois sur une ligne de tension car les demandes des stagiaires et les objectifs du formateur ne sont pas les mêmes. Le formateur pousse les stagiaires à aller plus loin, à aller au-delà de leur besoin et à se mettre en réflexion. Il faut parfois lâcher certaines choses qui relèvent plus de l’éducation permanente pour revenir à ce qui correspond davantage aux demandes d’apprentissage des stagiaires, comme des ateliers ECLER5, des exercices de grammaire ou de français… Ce sont des choses un peu plus scolaires, on ne peut pas les leur refuser car ils viennent pour cela.
Le fait que la régionale soit depuis quelques années reconnue comme CISP6 intervient aussi, puisque, depuis cette reconnaissance, nos formations s’inscrivent dans une perspective socioéconomique alors qu’avant, c’était plus centré sur l’éducation permanente. Bien sûr, l’insertion socioprofessionnelle est nécessaire, mais avec les budgets que l’on reçoit du Forem et de la Région wallonne, il y a eu un point de bascule et le public a évolué.
« Rouler à vélo a changé le sens de ma vie » est une réflexion que nous n’avons pas entendue. Le plaisir et le bienêtre n’étaient pas en première ligne, non ! En gros, c’était plutôt : « J’ai une corde de plus à mon arc, je sais le faire. » Nous faisons la jonction entre insertion socioprofessionnelle et éducation permanente. Et bien sûr, si on ouvre le champ des possibles, on peut en sortir et aller plus loin.
Qualifierais-tu ce projet de réussite ?
Oui, car nous sommes allés au bout du projet avec les stagiaires. Les efforts ont payé et on a trouvé que le groupe avait évolué entre les mois de septembre 2022 et de juin 2023. Ce qui manque le plus, c’est de connaitre les effets dans leur vie quotidienne, je ne suis pas sure qu’ils vont continuer à rouler à vélo.
Nous avons manqué de temps pour ce transfert dans la vie pratique, nous n’avons pas pu faire le suivi et accompagner les participants dans l’achat d’un vélo par exemple. L’aspect méta a aussi manqué sur la question de la mobilité et de la place du vélo dans la ville, nous aurions peut-être pu interviewer l’échevin de l’Urbanisme et de la Mobilité de Liège ou mener une action concrète dans l’espace public. Tout ce qui touche à la mobilisation, au fait de prendre les choses à cœur en tant que citoyens et usagers de la ville ne s’est pas éveillé dans le groupe. Ce côté de l’éducation permanente n’a pas du tout pu être travaillé.
Par rapport à la dimension politique et sur la façon dont les stagiaires se situent dans la ville, c’est clair, il faut continuer à viser l’éducation permanente, cela fournit une plus-value à la formation et ça ancre mieux le langage. L’éducation permanente s’inscrit aussi dans un contexte de vie qui permet plus facilement les transferts d’apprentissages.
Pour conclure, peux-tu faire une synthèse de ce que signifie pour toi concrètement l’analyse réflexive, comment tu conçois sa mise en œuvre au quotidien ?
L’analyse réflexive est très importante dans nos pratiques de formation. Il y a des moments pour agir et d’autres pour se poser.
En général, l’analyse réflexive nait d’une situation insatisfaisante.
Elle intervient d’abord en amont où on réfléchit le projet avec le groupe, où en cerne les contours et on dessine déjà les grandes lignes. Les stagiaires ont envie d’un changement dans leur vie ? Alors on se demande ensemble comment faire pour qu’une amélioration soit possible. Ils ont un enjeu et ont envie de mettre en place les moyens pour y arriver.
Elle intervient ensuite lors de la mise en place du projet, d’une part avec le groupe, d’autre part avec nos collègues (nos pairs et notre coordinateur pédagogique). Par exemple, dans le projet vélo, après les ateliers avec Pro Velo, les stagiaires étaient contents. S’arrêter là, se concentrer dorénavant sur l’apprentissage et prévoir quelques sorties socioculturelles leur convenait très bien. Comme formateurs, on se retrouvait dans une situation insatisfaisante : la relation restait descendante (même si nous continuions à demander aux stagiaires ce dont ils avaient envie ou besoin) et nous n’avions pas atteint nos objectifs d’éducation permanente. Nous devions intervenir pour susciter l’envie d’autre chose, pour « refaire projet » en « créant » une nouvelle situation insatisfaisante pour les stagiaires : leur faire prendre conscience que savoir rouler à vélo n’était pas tout. À la question « roulerez-vous à vélo maintenant ? », la réponse était « non ». « Mais pourtant, au début de l’année, vous parliez de la santé, de sortir avec les enfants, etc. Tout ça, c’est fini, c’est oublié ? » La mise en évidence du paradoxe entre le déclaratif et la pratique a créé cette situation insatisfaisante qui a permis de relancer le projet.
Enfin, en aval, il y a l’évaluation finale : est-ce qu’on y est arrivé ? Est-ce qu’on le referait ? Comment s’y prendre pour transférer les acquis du projet dans la vie de tous les jours ? Etc.
Pour moi, l’important, c’est que l’analyse réflexive soit ancrée en nous et que nous la pratiquions quand le besoin s’en fait sentir. C’est un très bel outil mais ce n’est qu’un outil parmi d’autres pour nous aider à concevoir, réaliser et évaluer nos projets. J’ajouterai qu’elle peut être très enrichissante mais qu’elle n’est pas adaptée si elle n’est pas portée par quelque chose de systématisé au niveau de l’organisation du travail. Dans notre régionale, pour le volet éducation permanente, nous avons par exemple des ateliers pédagogiques animés par des personnes extérieures qui nous aident à prendre du recul car nous, les formateurs, sommes toujours le nez dans le guidon. Le travail en binôme aide beaucoup aussi, tout comme le suivi par le coordinateur pédagogique. Enfin, pour terminer, l’analyse réflexive exige une certaine stabilité dans le travail, une capitalisation de l’expérience susceptible de faciliter la mise en place de projets et de nous permettre de nous investir dans la réflexion.
- Organisme qui vise à rendre le vélo accessible à tous et toutes (www.provelo.org).
- Association de défense des intérêts des cyclistes (https://maastricht.fietsersbond.nl).
- À Lire et Écrire Liège, les entrées et les sorties sont permanentes.
- Méthode naturelle de lecture-écriture. Voir : Catherine STERCQ, La méthode naturelle de lecture-écriture : un choix exigeant, in Journal de l’alpha, n°162, février 2008, pp. 15-25, www.lire-et-ecrire.be/ja162
- Voir : Kristine MOUTTEAU et Marie FONTAINE, Atelier « Écrire, Communiquer, Lire, Exprimer, Réfléchir ». Apprendre à écrire en écrivant librement, 2017, www.cdoc-alpha.be/GED_BIZ/192826891000/Dossier-ECLER-2017.pdf
- Centre d’insertion socioprofessionnelle régi par un décret de la Région wallonne datant du 10 juillet 2013. Voir : www.interfede.be/cest-quoi